Entretien avec le journal Attarik – 1994

Entrée d’exil le 24 octobre 1994, des camarades du PADS m’ont interviewée. En introduction de cet échange : « Parmi les camarades entrés d’exil en octobre 1994, figurait la camarade Berrada Hayat. Vingt-deux ans loin du pays et de ses proches ne lui ont pas fait oublier sa grande famille, avec tout le dévouement que peut consacrer une militante à son Parti. A l’instar de l’accueil réservé à tous nos camarades, Hayat était chaleureusement reçue par tous les militants et militantes du Parti, venus de toutes les régions à la rencontre de nos camarades exilés.
Elle a réservé à ATTARIK une interview que nous publions aujourd’hui. Nous l’en remercions ».

Beaucoup de nos militants et militantes ne te connaissent pas, pourtant tu es au Parti depuis longtemps. Pourrais-tu te présenter et expliquer les raisons qui t’ont poussée à l’exil ?

Certes, beaucoup de militants ne me connaissent pas car, fort heureusement, notre Parti ne cesse de rajeunir. Le rajeunissement et l’exigence d’une relève sont garants de la pérennité de toute organisation. D’autre part, mon parcours militant s’est inscrit essentiellement à l’étranger. Essayons de résumer mes 28 ans d’engagement.

L’annulation du Congrès de l’U.N.E.M. par les autorités, en 1967, pendant la guerre israélo-arabe, m’a montré la nécessité de se battre pour imposer sa dignité. L’injustice, la violation des droits les plus élémentaires, tant au niveau politique que social m’ont poussée à m’engager à l’U.N.F.P. en 1968.

Mon engagement politique a été lié au début, très étroitement, à mes activités au sein de l’U.N.E.M., en particulier à l’étranger, comme militante de l’U.N.F.P. Jusqu’en 71/72, le Mouvement Syndical étudiant était alors « bipolaire », l’U.N.F.P. d’un côté et le P.L.S. de l’autre : nous avons tous fait nos premières armes à travers les divergences, oppositions, confrontations parfois très aiguës entre militants de Partis divergents. A ce moment-là, le Mouvement estudiantin était presque à l’avant-garde ; en tout cas, il se plaçait au-delà des Partis politiques et c’était la tendance radicale au sein de notre Parti qui avançait ces thèses. Quelle que soit la critique que l’on peut faire de cette position, il n’en demeure pas moins que le Mouvement Estudiantin représentait une véritable structure d’opposition et gênait le pouvoir. Toutes les tentatives du pouvoir pour liquider ce Mouvement le démontrent.

En 1972, après avoir eu ma licence de philosophie, à Grenoble, je voulais rentrer dans mon pays et m’intégrer dans l’Education Nationale pour un poste de professeur de lycée. On m’a alors rétorqué que ces postes étaient occupés par des coopérants français (même non diplômés). Quelle qu’ait été mon indignation face à cette situation d’exclusion, et de politique néo-coloniale, je n’ai pu avoir un poste qui devait me revenir en priorité.

Lorsqu’en 1973, suite aux événements du 3 mars de la même année, une vague de répression s’est abattue contre notre Parti, paralysant toute possibilité de faire entendre la voix de la Justice et de la Démocratie, j’ai choisi l’exil. Pendant ces premières années, ma famille a été interpellée.

En 1980, au moment où l’on accordait des passeports à un grand nombre d’exilés, j’ai demandé au Consulat l’octroi de mon passeport. On me l’a refusé de manière catégorique. Serais-je rentrée alors ? Je ne le pense pas car les conditions minima pour retourner au Maroc n’étaient pas réunies : en particulier la libération des détenus politiques, la reconnaissance de leur existence, le libre retour des exilés dans leur patrie et la promulgation d’une amnistie générale.

Au sein du Parti, les divergences entre les différentes tendances, d’une part et les positions politiques prises par la direction pour imposer des décisions contraires à nos orientations et convictions ont amené certains d’entre nous à créer le Mouvement Option Révolutionnaire. J’ai été avec d’autres à l’initiative de ce Mouvement, du choix du nom explicite qu’on devait lui donner. « Option Révolutionnaire », c’était non seulement une voie vers la Libération et la Démocratie mais surtout l’enracinement dans l’Histoire du Mouvement Ittihadi, la vigilance des positions justes et incontournables prises depuis le 2ème Congrès en 62 et la volonté, partant de là, de faire évoluer ce Parti en tenant compte des réalités présentes mais sans renier ses fondements mêmes. Notre combat s’inscrivait dans celui de tous les militants, à l’intérieur comme à l’extérieur, pour épurer le Parti du réformisme et de l’aventurisme. Ces clarifications, qui ne peuvent se faire que dans des conflits parfois épuisants sont le garant de la réussite des thèses fondamentales de notre Parti. Nous devons, à tout moment, être vigilants face à tout détournement.

Notre Parti a connu différentes étapes et contradictions, au Maroc comme à l’étranger. J’étais (je pense resterai) de ceux qui se sont toujours battus pour articuler les choix politiques à la pratique politique, pour que dans la revendication de l’Egalité, de la Justice et de la Démocratie, l’Homme, le militant, adopte le comportement essentiel pour en faire un exemple pour la société. Il ne s’agit pas seulement d’épouser telle ou telle position, il faudrait se donner les moyens et les capacités de la faire aboutir.

Je ne sais pas si ce que je viens de dire contribuera à ce que l’on me connaisse plus, mais en tout cas ma participation aux décisions du Parti, que j’eusse été responsable ou militante de base m’ont placée au coeur des préoccupations parfois très pénibles qui nous ont secoués et qui loin de notre pays ont été, je pense, encore plus difficiles à supporter et à vivre. Une conviction forte dans l’intérêt d’un tel combat et le respect de ceux qui lui ont sacrifié leur vie, me gardent dans ma détermination à continuer.

L’exil étant une torture morale en soi, de quelle manière as-tu vécu tes 22 ans d’éloignement de ton pays et de tes proches ?

Ce qui est certain, c’est que, passées les premières années d’exil, l’impossibilité de rentrer dans son pays, de participer avec ses camarades et ses proches à tous les événements qui traversent notre pays, laissent des marques morales et psychologiques : ce n’est pas la solitude dans une prison, qui est aussi une torture morale, suite à la torture physique. C’est la solitude dans la foule. C’est l’impression, progressivement que nous échappent notre identité sociale marocaine, et surtout nos repères d’origine sans que l’on ne puisse rien faire. Vingt deux ans d’exil, cela use psychologiquement. Cependant, je pense être une privilégiée, car bon nombre d’exilés qu’ils soient ou non au Parti, n’ont pas eu les conditions où je me trouve pour affronter l’exil : certains ont connu de véritables perturbations psychologiques, car ce genre de solitude peut rendre paranoïa lorsqu’on n’a pas la possibilité de se décentrer, d’avoir des occupations professionnelles, des responsabilités familiales… Je pense avoir devancé la crainte de ces situations. J’ai choisi, malgré de réelles difficultés matérielles, de poursuivre mes études et la recherche pour une thèse de 3ème cycle, de construire une identité familiale, sociale, puis professionnelle, tout en continuant à poursuivre mon engagement politique. Cependant, même si l’on dépasse ou résout ces problèmes matériels, l’injustice de l’exil est une préoccupation quotidienne. Même si j’ai pu m’insérer en France, le besoin de vivre dans mon pays est indiscutable. Ne pas pouvoir le faire, a été effectivement, une torture morale. Même aujourd’hui, je n’ai pas encore réalisé que je pouvais rentrer dans mon pays car pendant 22 ans, pratiquement tous les jours, j’ai espéré que l’exil prendra fin grâce aux combats que l’on mène pour les Droits de l’Homme.

Quant à l’éloignement de mes proches, il m’est difficile d’en parler longuement car cela a été, pour moi, très difficile de me séparer d’une famille, dont tous les membres, en dehors des rapports affectifs ont une notion très poussée du respect, de l’égalité, de la communication… Mais le plus dur, dans ce parcours d’exil, a été, incontestablement, la mort de mon père, 6 mois après mon exil ; à la colère contre l’injustice qui me maintenait en exil se profilait la culpabilité de s’être exilée et de ne pas être près de lui : c’est cela, la torture morale.

Aujourd’hui encore, malgré ce libre retour dans mon pays, les séquelles de l’exil persistent par ses conséquences matérielles et morales : quelle réintégration économique dans son pays après 22 ans, après avoir réalisé en France sa vie professionnelle ? Quel avenir pour ses enfants, nés en France et n’ayant jamais connu leur pays, même pendant des vacances ?… et enfin, comment rattraper cette longue absence avec ses proches… On peut tourner une page, peut-être… mais on ne peut l’arracher : la Mémoire est là pour le rappeler à tous.

Hayat, tu es militante, mère active et épouse. Comment arrives-tu à concilier entre tes obligations militantes, professionnelles et familiales .

Ce qui permet à chacun de concilier entre toutes ses responsabilités, c’est un certain équilibre impliquant ses proches dans tous ses choix. Les enfants, par le respect du choix que nous avons fait arrivent à se prendre en charge et facilitent nos responsabilités familiales. Certes, loin de ses proches, nous avons à faire face à tout, sans aucune aide extérieure, mais je crois n’être pas la seule. Toute personne, surtout loin de son pays a du mal à assurer toutes ces obligations. J’exerce un emploi qui rentre, à certain titre, dans mes préoccupations et convictions personnelles sur le mieux-être de tout individu : je dirige un centre de formation qui s’occupe des personnes en grandes difficultés, ayant perdu toute confiance et voulant retrouver leur dignité.

Rajoutons à cela, qu’il y a plusieurs formes de militantisme et l’on doit s’adapter à celle qui nous permet de sauvegarder un équilibre pour nous permettre de durer.

Depuis quelques décennies, on retrouve la femme dans plusieurs fonctions civiles : ouvrière, fonctionnaire, exerce une profession libérale, commerçante, pilote de ligne voire même chef d’entreprise et député, néanmoins la société voit encore en elle l’être mineure. A quoi est due la discordance entre la position de la femme dans l’économie et sont statut dans la société ?

L’existence d’une élite féminine professionnelle ne contribue pas nécessairement de manière automatique à se débarrasser d’une idéologie patriarcale : on ne peut pas changer les mentalités comme on change de poste de travail. L’inégalité entre les sexes persiste même dans les pays « industrialisés », « démocratiques », « développés ». En France, par exemple, si en Droit on peut affirmer que la Femme est égale à l’Homme, cela ne se traduit pas dans les faits et particulièrement au niveau de la formation et de l’emploi.

D’autre part, même s’il y a développement socio-économique dans un pays, même si l’on est, actuellement dans une ère de développement (et même de révolution) technologique important, les mentalités, les habitudes culturelles n’évoluent pas de la même manière. En général, il y a toujours un décalage entre l’évolution économique et l’évolution des mentalités. Ce que Toffler a voulu montrer en 1973 dans « le choc du futur » c’est justement la difficulté que les Hommes ont à s’adapter, à suivre le développement trop rapide de la technologie.

Mais, pour en revenir à la problématique de la femme, l’idéologie dominante féodale ou bourgeoise fait sournoisement plus de dégâts peut-être que la politique socio-économique entretenue. Elle laisse des traces indélébiles. L’évolution du statut professionnel de la femme sera plus rapide que celle des mentalités. La discordance dont tu parles se situe là. Cependant, d’une manière ou d’une autre, cette évolution contribuera à long terme à changer les relations hommes-femmes. En Occident, certaines inégalités n’ont pu s’estomper que grâce au combat que les peuples (hommes et femmes) ont pu mener contre l’autocratie, l’injustice et pour les Droits de l’Homme. C’est dans ce cadre que se situe la reconnaissance des droits de la Femme.
Mais le changement des mentalités ne peut s’opérer que grâce à un combat quotidien sur nous-mêmes au delà du combat politique pour la justice sociale.

Il y a certes, nécessité de lutter pour la reconnaissance des droits des femmes, mais c’est au niveau de la structure culturelle et mentale que le plus gros travail doit être fait. Il doit se faire par et pour la société entière. Cependant, le rôle des militants politiques de gauche doit, dans ce domaine, montrer l’exemple. Même si beaucoup de militant(e)s reconnaissent politiquement et socialement l’égalité entre les sexes, ont-ils (elles) véritablement chassé les séquelles de l’éducation féodale ? Le problème se pose pour la femme comme pour l’homme. Est-ce que nous, les femmes, avons trouvé les moyens les plus convaincants pour imposer cette égalité dans les moeurs ? N’y a t’il pas eu dans l’histoire, de notre part, des réactions impulsives face à cette injustice flagrante qui nous a portées parfois à faire de l’anti-masculinité et à reproduire, dans un autre sens, l’inégalité femme-homme ?

Je vais peut-être choquer certaines personnes, mais je pense que pour les hommes, se débarrasser de toute une éducation patriarcale qui leur était favorable est une démarche difficile et continue sur eux-mêmes et à travers laquelle ils doivent se remettre en cause. Il est nécessaire pour la Démocratie qu’ils la mènent, et les efforts conjugués avec les femmes dans toutes les structures existantes contribueront à la faciliter. Mais, nous-mêmes, au niveau idéologique, n’avons-nous pas à nous remettre en cause dans certaines approches de la problématique de la Femme ?

Depuis les années 80, on perçoit un renouveau dans le mouvement féminin au Maroc. Seulement, une constatation s’impose, le mouvement reste l’apanage d’une élite. Quelles en seraient les raisons selon toi ?

Tout d’abord, je tiens à te dire que personnellement, je n’ai jamais fait partie d’un mouvement féminin que ce soit au Maroc ou en France. Je pense que ces Mouvements ont toujours contribué à faire avancer des revendications nécessaires pour la reconnaissance des Droits de la Femme, quelles que soient les orientations des uns ou des autres. Cependant, je n’ai pas eu personnellement, d’aptitudes à m’investir dans ces Mouvements spécifiques. C’est peut-être une erreur… mais je me suis investie dans mon parcours politique, dans des structures syndicales, politiques et même associatives sur des questions globales. Je crois que chacun d’entre nous ressent des motivations ou des aptitudes dans un domaine plus que dans un autre et que ce n’est pas le fait d’être femme qui va déterminer nécessairement le cadre de notre engagement.

Pour répondre à ta question, je vais me permettre une approche théorique : la prise de conscience de l’inégalité entre les hommes et les femmes, et l’expression de celle-ci de manière publique, en remettant en cause la domination idéologique ne peut, à mon avis, au Maroc, n’être l’oeuvre que d’une « élite ». Cependant, lorsque ce Mouvement commence à prendre de l’âge, on est en droit de s’arrêter sur ta question ; le Mouvement est peut-être resté dans des approches plus théoriques que pratiques et n’a pas pu toucher une grande masse de femmes préoccupées par les soucis quotidiens de vie ou survie ? La relation aux masses, la sensibilisation sur ces questions, l’implication des hommes dans ce combat, n’a peut-être pas rassemblé toutes les volontés nécessaires (masculines comme féminines), car, pour certains, ce n’est « que le problème des femmes »… c’est encore une fois, une question éducative.

Pour intéresser toutes les couches sociales à un combat pour l’Egalité entre les hommes et les femmes, il faudrait trouver des formes de travail, d’ouverture qui répondent aux attentes des gens, indépendamment de leurs convictions politiques. Pour que des Mouvements travaillent comme associations de masse, il est nécessaire de prendre en compte une certaine autonomie. Ces associations n’ont-elles pas souvent travaillé dans « l’ombre » des Partis politiques?

Mais encore une fois, ce sont là des interrogations que je pose plus que des positons arrêtées par rapport à ta question : mon absence d’engagement dans ce Mouvement ne me permet pas d’avoir tous les éléments réels pour une bonne évaluation.

D’après toi, quels seraient les axes et les formes que doit prendre l’action du mouvement féminin marocain, dans les conditions actuelles de la société ?

Je reprendrai ce que je viens de dire : ouverture vers un programme répondant aux attentes de nombreuses femmes, quelles que soient leur fonction dans la société ; Actions socioculturelles pour intéresser les femmes et les hommes à cette question (alphabétisation – insertion socio-personnelle – éducation des enfants…). Rassembler toutes les volontés et les sensibilités oeuvrant pour les Droits humains car c’est dans ce cadre que se pose la problématique de la Femme. Donner au Mouvement de la femme toute sa dimension associative indépendamment des Partis politiques et dans le respect des convictions de chacun.

Comment la femme immigrée se défend-elle entre les lois et pratiques de sont pays – le Maroc – et celles du pays d’accueil ? Et avec ses enfants, quelle réaction a-t-elle ?

Il faut noter qu’auparavant, la femme immigrée était absente des débats sur l’immigration. Depuis 1975, avec les mesures politiques sur le regroupement familial, elle devient incontournable. D’autre part, la montée de l’intégrisme musulman en France et ses excès, aura eu pour effet, paradoxalement, d’attirer l’attention vers elle, sur sa situation tant en France que dans son pays d’origine. Mais, même si elle n’est plus ignorée, les difficultés qu’elle rencontre sont loin de s’atténuer : ce sont celles que connaissent toutes les familles immigrées santé – logement – scolarité des enfants – formation – emploi…
En France, la politique de l’immigration et les pratiques qui en découlent sont scandaleuses : rejet, xénophobie, inégalité de fait, « chasse aux faciès » en contradiction flagrante avec les Droits de l’Homme et du citoyen.
On tente de masquer les véritables responsables de la crise socio-économique en faisant des amalgames archaïques et en tentant de faire supporter les raisons et les effets de la crise sur l’immigration. C’est dans ce climat que se situent certaines inégalités flagrantes par rapport à la femme, en particulier à travers les conventions bilatérales. Deux exemples :

  • L’entrée et le séjour : les femmes rejoignantes sont tributaires du séjour de leurs maris. Ainsi, s’il y a divorce ou décès, celle-ci peut se retrouver en situation irrégulière. Les jeunes filles de moins de 18 ans, nées en France et ayant acquis la nationalité française sont sous le joug du père qui, s’il veut, pendant les vacances, les marier au Maroc, ne leur permet pas de retourner en France. La situation est pire pour les algériennes ; il faut mesurer le drame que vivent toutes ces femmes lorsqu’on connait la situation actuelle en Algérie.
  • La polygamie : alors que celle-ci est considérée comme un délit dans la juridiction française, le Conseil d’Etat reconnaît souvent implicitement le droit au séjour de la seconde épouse ; cela autorise, en fait, certains de se remarier pendant les vacances au Maroc, souvent à l’insu de leur femme, restée en France.

Au delà de cet aspect juridique et face à ces obstacles communs à l’immigration, la femme affronte d’autres difficultés, alors que, comme on l’a dit plus haut, son statut personnel la met souvent dans une situation précaire:

  • l’isolement : elle est souvent au foyer, ne connaît pas ses droits, est tributaire du malaise du conjoint (chômage, incertitude sur l’avenir, parfois violence…) : elle vit l’éloignement de sa famille de manière plus forte que le conjoint.
  • les relations avec ses enfants : certains enfants, nés en France, ne connaissent pas leur langue maternelle. en revanche, la mère ne parle pas le français. Ainsi, la communication mère-enfant, à travers l’handicap linguistique, a souvent eu des effets négatifs sur la reconnaissance, la valorisation de la mère aux yeux des enfants. Cependant, en ce qui concerne la femme maghrébine depuis les années 80, elle a su dépasser cette situation en trouvant un équilibre relationnel qui marque sont autorité maternelle sur l’enfant.

Parallèlement à ces situations difficiles, on peut noter une réelle évolution dans le comportement des femmes :

  • En ce qui concerne l’accès à la formation et à l’emploi, on peut remarquer une nette évolution dans la démarche des femmes, conscientes qu’elles doivent se prendre en charge en raison de l’incertitude de l’emploi du conjoint.
  • Certaines jouent un rôle très actif dans le Mouvement associatif pour contribuer à l’amélioration des conditions de vie de leurs compatriotes et à des actions d’insertion des populations étrangères ; certes, ce sont souvent des femmes ayant suivi des études universitaires. Mais, dans la deuxième génération, même parmi des jeunes en échec scolaire, les jeunes filles participent à des actions associatives permettant une meilleure connaissance des situations que vivent les femmes immigrées. Elles contribuent à faire, dès lors, évoluer certains comportements masculins.

Pour la plupart, la femme immigrée refuse l’intégration dans le pays d’accueil. Comment vit-elle ce refus ?

Je ne le pense pas. Il s’agit de savoir ce que l’on entend par « intégration ». Si c’est l’assimilation : hommes et femmes immigrés ne peuvent l’approuver. A l’exception de certains jeunes de la deuxième génération qui se considèrent français à part entière.

Si c’est l’insertion : à savoir la reconnaissance du pays d’accueil dans le respect de sa propre culture, la majorité « fonctionne » de cette manière.

Il faut souligner que pour plusieurs d’entre elles, ayant vécu refermées sur elles-mêmes au Maroc, la France leur permet de s’ouvrir à d’autres, d’oser entreprendre, de sortir… Elles doivent faire différentes démarches administratives, accompagner leurs enfants à l’école, contacter les chefs d’établissement… Elles ne le faisaient pas nécessairement au Maroc. Elles sont certes, confrontées à de réelles difficultés, mais la nécessité de les dépasser leur donne un rôle actif, autonome qui n’est pas négligeable. Elles ont des droits qu’elles apprennent à défendre et à imposer.

Il ne faut pas oublier que le choix d’émigrer est lié aux difficultés socio-économiques dans notre pays : problème d’emploi, de couverture sociale, de conditions de scolarité… Or, les structures de santé et de scolarité en France sont plus avantageuses qu’au Maroc et elles en bénéficient tant pour elles que pour leurs enfants. Je ne pense pas que la plupart d’entre elles refuse de rester dans le pays d’accueil.

Il y a certes, des difficultés d’adaptation qui, au début, les incitent à vouloir rentrer chez elles. Certes, il y a un manque de chaleur familiale et sociale, mais la part active qu’elles prennent dans les décisions et l’organisation de la famille compense ce manque.

Dans la constitution de 1992, comme dans celles qui l’ont précédée, le mot citoyenne ne figure pas explicitement. Que devrait signifier la citoyenneté pour la femme ?

Que la constitution de 92 ne soit pas explicite sur cette question, n’est pour moi, pas étonnant. Le Maroc n’est pas encore un Etat de Droit. Alors, sur la femme… Cependant, la citoyenneté n’a pas de sexe. C’est un droit inaliénable pour toute personne. A l’aube du 21ème siècle, je trouve que ce sont là des questions qui devraient être résolues et intégrées définitivement.

Et, au delà de la question de la femme, la citoyenneté est loin d’être reconnue pour tous, hommes et femmes confondus.
Etre citoyen à part entière c’est avoir le droit d’exprimer librement ses opinions et ses choix, c’est participer aux décisions locales comme nationales, c’est avoir la possibilité de demander des comptes à ceux qui ont été élus pour nous représenter. Or, au Maroc, les élections sont truquées, falsifiées et sont souvent le résultat de tractations multiples. La notion de citoyenneté est loin d’être acquise.
C’est dans l’équilibre entre les Droits et les Devoirs que l’on situe la citoyenneté : où en sont donc les Droits au Maroc ? Sache, cependant, que même dans les pays « démocratiques », l’Etat de Droit inscrit explicitement au niveau des textes cette citoyenneté ; mais, dans les faits, elle n’est pas encore appliquée. Pourquoi ? Car la citoyenneté ne peut être réalisée et s’exercer pleinement que dans une Démocratie véritable où elle a une signification identique pour l’homme comme pour la femme, dans les textes comme dans les faits. L’égalité de Droit entre l’homme et la femme, la reconnaissance idéologique et sociale de cette égalité par tous (hommes et femmes) dans le respect de la différence naturelle entre les deux sexes, différence qui n’implique pas une domination de l’une sur l’autre et vice-versa est un combat qui s’inscrit dans celui que toute personne, éprise de justice, d’égalité et de paix doit mener. Ne pas reconnaître la citoyenneté de quelqu’un, c’est non seulement ne pas reconnaître la dignité de l’individu quel qu’il soit mais c’est aussi renier la sienne.

Un mot pour conclure ?

J’espère que ce n’est pas parce que je suis une femme que tu me poses ces questions spécifiques, car je suis persuadée que certains militants pourront te donner des réponses plus complètes tant sur leurs difficultés à assumer plusieurs responsabilités à la fois que sur leur approche de la problématique de la femme.
Aussi, pour conclure, j’aimerai reprendre certaines convictions sur ce sujet : si le combat pour la reconnaissance des droits de la femme touche essentiellement celle-ci (statut personnel, injustice, mépris…), ces questions s’inscrivent dans le combat que l’on doit mener pour l’instauration d’une véritable démocratie, seule garante d’un juste équilibre entre les personnes. Lorsqu’on parle de Démocratie, d’Etat de Droit… ce n’est pas seulement au niveau social, politique et économique, mais (et, je dirai surtout) au niveau idéologique. Il n’est pas facile de se débarrasser des séquelles d’une éducation patriarcale ou bourgeoise, une éducation qui, pendant des siècles a instauré la domination de classe certes, mais aussi la domination masculine. Se désaliéner de tout cela, nécessite un combat permanent : pour les hommes comme pour les femmes, un combat contre toutes les inégalités mais aussi un combat sur nous-mêmes, sur les habitudes enracinées du passé.

C’est le combat que doit mener notre Parti et ses militants et qui doit s’inscrire dans notre comportement quotidien. Encore une fois, il ne s’agit pas de soutenir un choix politique et idéologique juste sans adapter l’homme à ce choix ; le socialisme ne peut pas se construire en maintenant les structures mentales du passé.

Le changement de ces structures est l’oeuvre des femmes comme des hommes, il est l’oeuvre du citoyen, jaloux d’un avenir de justice, d’égalité et de paix. Il faut mettre en commun toutes les synergies possibles, quelles que soient les appartenances politiques des uns ou des autres pour faire avancer non seulement la justice sociale et politique mais aussi nos propres comportements pour que notre jeunesse actuelle et à venir évolue dans un Maroc libre, indépendant et démocratique.