Chants protestataires et soulèvements contestataires – Juin 2021

Ce texte a été inspiré de l’article de Mohamed Dernouby et Boujemaâ Zoulef publié en 1979 « Naissance d’un chant protestataire :  le groupe Marocain Nass El Ghiwane ».
Pour la quarantième année des événements de juin 1981, au delà des événements sanglants retracés, ce texte donne à l’Art sa dimension de prise de conscience de l’injustice, de résistance aux dominants.

Ce 20 juin 2021 est la commémoration de la 40ème année du Mouvement de contestation populaire qui, de Casablanca, s’est élargi à d’autres villes marocaines.

Mais c’est à Casablanca que la colère a commencé en raison des promesses non concrétisées suite aux événements sanglants de Casablanca en mars 1965. Casablanca, cette ville industrielle et commerciale est l’œuvre de la France en 1907. Les français « se sont appuyés à la mer qui les reliait à la mère-patrie comme une sorte de cordon ombilical. »[1] Les marocains écrira André Adam « ont été pour quelques décades, dépossédés de leur destin ».

Cette ville de densité importante est marquée, depuis l’ère coloniale, par une dichotomie entre l’Est et l’Ouest : « Tandis que l’Est-Sud-Est de la ville de Casablanca est réservé aux secteurs les plus directement productifs, regroupant à la fois les entreprises et la force de travail, l’Ouest de l’agglomération a été, en partie, accaparé par les classes aisées coloniales puis nationales et étrangères. »( Réponse au dérèglement d’une croissance urbaine) Les quartiers Est, le plus souvent pauvres, ont été marqués par l’exode rural à l’instar de Hay EL Mohammadi où est né dès 1971 le chant protestataire du Groupe Nass Elghiwane. Plusieurs d’entre eux y résidaient.

Ce groupe est né dans une décade des années soixante-dix, marquée par des soulèvements, répression, injustices et mépris quasi annuels.

  • Arrestations continues depuis décembre 1969 de militants de l’U.N.F.P dont deux d’entre eux ont été livrés par Franco. Leur procès aura lieu à Marrakech en juillet 1971 : plusieurs condamnations à de la mort, la perpétuité et de longues années de prison.
  • Juillet 1971 et Août 1972, deux coups d’Etat avortés qui ont mis en lumière la corruption du Palais royal.
  • Mars 1973 : 
  • Décembre 1975 assassinat d’Omar Bengelloun à la porte de son domicile
  • Procès de Casablanca en 1977 des militants d’Illa Al amam : tortures, emprisonnement pour de longue durée dont celui de Abraham Serfaty qui restera 17 années en prison, disparition de Zeroual, mort de Saïda Menebhi en prison…

Contestations pour revendiquer le droit, la justice, la liberté et dénoncer la corruption institutionnalisée. Protestations qu’expriment les chants de Nass El Ghiwane. Mohamed Dernouby et Boujemaâ Zoulef écrivent, avec beaucoup de précision et de références, un article en décembre 1979 sous le titre « Naissance d’un chant protestataire : « le groupe Marocain Nass El Ghiwane ». Il a été publié dans la revue  « Peuples Méditerranéens » de juillet-septembre 1980. Pour ces auteurs, ce groupe « a, entre autres, pour ambition, de fixer le moment, le lieu et la manière de l’apparition d’une activité culturelle et artistique qui a servi et sert encore à refuser l’hégémonie culturelle d’une classe ». La dimension contestataire de ce groupe a une emprunte certaine sur les populations et la nécessité de « s’affranchir de toute domination ».

Avant d’aborder les éléments historiques et socioculturels comme esthétiques des chants de  Nass Elghiwane, les auteurs assoient leur analyse sur une approche globale de ce groupe qui, selon eux, a réinventé une « manière et un style » qui s’articule à une situation politique dans tout le Maghreb « parcouru par des secousses politiques ». Nass Elghiwane par leurs actions culturelles ont aussi donné le droit au peuple de parler en réorientant « la pratique du chant vers ses bases populaires et en direction des origines ». Au contact de textes poétiques anciens, ce groupe « n’a fait selon son propre dire, que transposer leur thématique d’un mode d’expression à un autre ». Il ne s’agit pas d’une nostalgie passéiste mais plutôt via un retour à la tradition, de «  saisir par soi les mouvements de transformation qui parcourent la société marocaine. »

Cet article, où l’analyse socio-politique que les exemples précis des chants de Nass Elghiwane viennent conforter, soulève plusieurs points: les vécus des populations, la notion de solidarité, la vie citadine et la vie rurale, les notions d’authenticité et de modernité,  la culture dominante et son impact dans la société… La colonisation française explique-t-elle à elle seule ce déphasage culturel au sein de notre société ? Certes non. Les classes sociales dominantes l’ont perpétué volontairement ou non en installant l’oubli d’une culture authentique au nom d’une « modernité » universelle. Les notions de modernité, souvent confuses en tous les cas imprécises « comportent des implications idéologiques et incitent à postuler un « état final » défini de manière unique (la version occidentale) »[2].

C’est contre cette domination et aussi ce mimétisme culturel que Nass El Ghiwane prêtent leurs voix en inventant une autre forme de contestation, refusant comme l’écrivent  les auteurs de l’article cité « l’hégémonie culturelle d’une classe, d’un groupe dominant ou d’un modèle étranger ». Il ne s’agit pas d’autarcie mais d’ouverture aux diversités en dehors des frontières marocaines à partir d’une authenticité marocaine qui est l’identité d’un peuple.

C’est en grande partie par le théâtre de Tayeb Seddeki dont le groupe Nass El Ghiwane faisait partie que la culture authentique marocaine a progressivement combattu l’oubli. Le théâtre et ces chants protestataires parlent à la population et le rythme y est pour beaucoup. Ils parlent à leur identité retrouvée et, surtout la sorte du silence où on voulait la garder. Elle s’extériorise, elle se dit, elle s’impose sans revenir à l’archaïsme mais en la conduisant vers sa modernité propre. C’est une Résistance aux dominants culturels, sociaux et politiques.

Dans l’une de leurs chansons غيرْ خُودُونِي (« Allez, emparez-vous de moi »), n’est-ce pas l’expression de la répression sans fin. La rythmique n’est pas triste, elle est vivante. La sauvagerie répressive détruit mais ne met pas à genou.

«  Mon cœur est entre les mains du ferronnier
Le ferronnier n’éprouve ni tendresse ni compassion
Il assène un coup après l’autre
Et, si le fer se refroidit, il l’attise sur le feu »

Mais, concluent-ils dans cette chanson

« Le droit des opprimés à jamais je le défendrai 
Alors emparez-vous de moi»

Malgré la répression farouche, les injustices flagrantes, tous les peuples résistent  au non-droit et à la soumission. Dans leur chant sur la Palestine, où ils s’insurgent sur les pouvoirs arabes dominants, Nass El Ghiwane entonnent : « Chaque goutte de notre sang renforce les droits humains. »[3]

Ces cinq défenseurs de l’identité et de la liberté sont originaires pour la plupart de Casablanca qui du 18 au 23 Juin 1981 a été le théâtre d’émeutes sanglantes en particulier le 20 juin. Pour avoir contesté une augmentation de 40% des prix des denrées élémentaires la répression s’est abattue sur les des citoyens qui manifestaient pour leur dignité alors qu’une richesse indécente, la corruption et l’impunité gangrènent la société et nuisent à la stabilité sociale : chasse à l’homme, principalement des jeunes et des chômeurs, un millier de morts jetés dans les fosses communes, des centaines d’arrestations, de tortures… pour finir avec une parodie de justice. C’est que la raison d’être du pouvoir « est inséparable de l’esclavage, de l’aliénation, de l’exploitation.» comme le disait  Marx   de l’État capitaliste.

La solidarité nationale comme internationale s’est traduite par différents articles de presse en France comme en Espagne et des communiqués de juristes internationaux tant sur la répression lors de ces événement que sur l’iniquité des procès qui ont suivi. Le rapport de Maître Mignard insistait dans sa conclusion sur l’état très préoccupant des libertés publiques et privées au Maroc. La répression s’est abattue sur toute la population n’épargnant ni adultes ni jeunes ni enfants

«  Un enfant marocain n’est pas seulement la propriété du peuple marocain, encore moins de l’Etat marocain, mais il est une part constitutive à lui tout seul du patrimoine de l’humanité toute entière. (…). C’est donc un problème qui doit inresser l’humanité toute entière. »

Quarante année après ces révoltes populaires de Juin 1981, les contestations s’accentuent et atteignent toutes les villes et tous les villages marocains même si le cœur des contestataires pour la liberté  reste « entre les mains du ferronnier ». Chaque contestation, chaque cri pour la liberté et la dignité quelle qu’en soit la forme et les résultats immédiats renforcent les droits humains qui sont « un garde-fou contre la barbarie » comme disait  Louis Joinet en 2012.

Quarante années après, la récidive de la répression du pouvoir s’adapte aux circonstances et aux intérêts du moment en particulier avec l’étranger. Pendant ces années de crise sanitaire mondiale, la dégradation des droits humains semble ne plus avoir de limite. On emprisonne et torture  des défenseurs de la liberté d’opinion, des journalistes, à l’instar des journalistes Omar Radi et Soulaiman Raissouni. Instrumentalisant la crise sanitaire, les audiences sont repoussées depuis près de 2 ans. A ces pratiques répressives, s’ajoutent des propos diffamatoires dont l’objectif est d’attaquer l’intégrité de ceux qui ne veulent pas se soumettre  comme dans le cas de Soulaiman Raissouni, arrêté le 22 mai 2020. En grève de la faim depuis près de deux mois et alors qu’il risque de mourir, l’administration pénitentiaire déclare que sa santé n’est pas dégradée, alors que ses proches « peuvent témoigner de son état (il a perdu plus de 32 kg et perd de plus en plus souvent conscience), tout comme le président du syndicat national de la presse marocaine (SNPM) qui lui a rendu visite et s’est entretenu avec lui tout récemment ».

Face à ce spectacle de dégradation des droits humains sociaux, éducatifs culturels et politiques, les slogans des Mouvements de contestation en particulier depuis 2011 n’ont-ils pas leurs corollaires dans les chants protestataires entonnés depuis 2017-2018 dans les stades de football non seulement à Casablanca où ils sont nés et dans plusieurs villes marocaines mais aussi au Caire, en Algérie, en Tunisie.  La chorale protestataire continue à soulever des foules qui s’y reconnaissent : la Palestine , la liberté par la voix du peuple...


 Lorsque la musique, l’art et le chant expriment l’authenticité, les réalités sociales des laisser pour compte, lorsqu’ils signifient la résistance aux dominants sans scrupules, lorsqu’ils chantent « la liberté, la Justice, la paix  ne mourront pas »,  c’est une prise de conscience qui épouse le ressenti et les convictions d’une grande partie des populations.  L’Art participe à la prise de conscience de l’injustice. L’expression par le chant, la musique, le théâtre ou le cinéma n’est-il pas plus proche des populations que l’expression d’une prise de position, d’un écrit ou d’une intervention quelle que soit sa portée militante et progressiste ainsi que sa nécessité ?

Hayat Berrada-Bousta
20 juin 2021


[1] André Adam « Casablanca »- Tome 1 – P 293

[2] – J.Nettl et R. Robertson cités par George Balandier dans « Anthropologie de la modernité- Cahier de sociologie – 1971- P199

[3] –  كل قطرة من دمنا تفوي ف حق الإنســـــان