Abdelghani Bousta et la question de la démocratie – 21 Septembre 2022

A l’occasion de la vingt quatrième année de la disparition de Abdelghani, un texte sur sa conception de la démocratie qui a toujours été au centre de ses préoccupations non seulement au niveau institutionnel et social mais aussi culturel et personnel. « Il n’y a pas de démocratie sans démocrate ».

« La démocratie,
ce n’est pas la loi de la majorité,
mais la protection de la minorité»

Albert Camus

Le concept de démocratie et sa réalisation sont en perpétuelle interrogation. Réinventer la Démocratie. Ou plutôt rendre à ce concept le sens de ses composantes : sa place au peuple et à sa participation aux décisions publiques et en particulier à la vie politique dans la Cité.  Le régime parlementaire, s’il est une avancée par rapport à l’autocratie, n’induit pas nécessairement la participation citoyenne. Celle-ci nécessite de prendre en compte les possibilités de participation des minorités mais aussi la volonté politique d’entendre celles-ci. « Nos démocraties électives ne sont pas, ou de façon inaccomplie, des démocraties représentatives » disait Paul Ricœur en 1998.

Brandir la participation citoyenne pour réconforter un choix « démocratique », quelles que soient les avancées en la matière, n’est pas une finalité. Reste à faire évoluer les rapports démocratiques entre citoyens et Etat mais aussi les rapports démocratiques des citoyens entre eux.

La question de la Démocratie dans les écrits et interventions de Abdelghani Bousta a été au centre de ses préoccupations : démocratie institutionnelle et Etat de droit, démocratie au sein des Mouvements progressistes, culture démocratique dans les comportements individuels.

Pas de relativisme culturel, ni de relativisme de situation.

Pour A. Bousta, les droits humains «  constituent le fondement même de toute Démocratie et seuls les régimes anti-démocratiques ont recours à l’émiettement des Droits de l’Homme, les proclamant en paroles et les violant dans les faits. »

Aussi, la question des droits humains a été pour lui essentiellement politique. En 1990, au Conseil de l’Europe, au cours d’une table ronde,[1] il déclare que leur dynamique « nous impose (donc) non seulement de défendre leur application tels qu’ils sont définis dans les déclarations internationales mais d’œuvrer constamment à leur évolution et leur promotion ». Il en souligne les principes fondamentaux: l’universalité qui permet à chacun de jouir de tous les droits, la solidarité, partie intégrante de ce principe et la totalité dans le respect des droits tant économiques que culturels, civiques et politiques.

La Démocratie et les droits de chacun inscrivent le droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes. « Le colonialisme, le néocolonialisme, négations flagrantes de la dignité humaine » sont des obstacles au développement intrinsèque de chaque pays. On favorise le développement du  sous-développement en maintenant les peuples sous une domination directe ou indirecte en accord avec les pouvoirs en place.

Lors du rassemblement en hommage à Mehdi Ben Barka le 7 mai 1996 au moment où Hassan II, invité par Philippe Seguin, était reçu à l’Assemblée Nationale, il intervient en ces termes : « Nous, démocrates marocains rejetons le relativisme en matière de démocratie et de droits humains. Les droits universels de l’homme, dans leur totalité, sont ou ne sont pas. Nous n’acceptons pas des droits minorés sous prétexte que notre pays est sous-développé, que notre peuple n’est pas mûr ou que la situation est pire ailleurs. »

D’autant que l’on constate de par le monde, dira-t-il, «  la dichotomie entre la proclamation des droits et leur respect et application véritables. De par le monde entier, des dictatures officielles ou déguisées se sont trop souvent proclamées des droits de l’homme pour mieux les bafouer! »

Qu’en est-il de ces fondamentaux  au Maroc ?

Maints exemples dans ses interventions et écrits , condamnant la politique répressive du pouvoir marocain, éclairent sur la nature de celui-ci. La « démocratie » dont se targue le pouvoir, dira-t-il dans « Les nouvelles d’Alsace » en juin 1995, n’est qu’un «  jeu de façade conforme à une constitution octroyée et « votée » à plus de 99% (…)  et à des élections subtilement dosées pour permettre ce jeu à volonté, quitte à franchir les limites de la décence… »

Dans son dernier article sur le bannissement de Abraham Serfaty paru en septembre 1998, il met l’accent sur la nature autocratique du régime marocain : « mis à part les niveaux subalternes et d’exécution, aucune interstice n’est laissée à aucun ministre, aussi important soit-il, ni à quiconque, pour approcher ces « domaines réservés » de légitimité et de souveraineté. Il ne s’agit point de problèmes de personne encore moins de « tendances » au sein du même pouvoir, l’une makhzénienne et l’autre démocratique. Nous ne pouvons ni nous leurrer ni contribuer à leurrer quiconque au sujet de la nature avérée du régime marocain. Il reste que ce pouvoir absolu a encore une fois tordu le cou à la Justice et aux droits universels de l’homme, étalant au grand jour son caractère fondamentalement arbitraire… ».

Or, la nature du pouvoir et son système restent inchangés malgré des modifications minimes, en deçà des combats et sacrifices du peuple marocain. Dans son intervention en février 1996 sur La démocratie dans la pensée et le parcours de Mehdi Ben Barka , il dira: « Inscrire  les bases de la démocratie dans la constitution du pays implique une réforme profonde de structures qui met l’homme au premier plan, au centre de toute réflexion, et qui ouvre à chacun des possibilités de progrès et de culture, en vue d’une participation de plus en plus large dans la gestion des affaires publiques ».

Amnistie générale tronquée 

Dans son intervention à la rencontre du REPOM-France en février 1994, il rappelle la position des exilés marocains sur la nécessité d’une Loi d’amnistie générale. Une revendication qui doit tenir compte de la situation générale du pays qui «  vit une crise aiguë de démocratie, en liaison avec la crise structurelle générale et ses incidences économiques, sociales et politique ».

Suite au discours d’amnistie de Hassan II le 8 juillet 1994, il écrit sous le titre « Amnistie générale et Etat de Droit«  : « la réalité quotidienne indique que les droits et la dignité de l’homme ne sont pas à ce jour respectés: les mêmes causes donnent les mêmes effets tant que les fondements de la démocratie et de l’État de droit ne sont pas établis. »

En 1998, il souligne que cette amnistie était l’aboutissement de plusieurs années de luttes et de sacrifices du Mouvement démocratique qui, soutenu par l’opinion internationale, a mené un travail et des actions à l’intérieur comme à l’extérieur du Maroc. L’Etat a reculé et a reconnu ce qu’il avait renié : l’existence de disparitions, d’exils et de détentions. Mais, affirme-t-il, « en l’absence d’une démocratie réelle et lorsque l’arbitraire peut tordre le coup à tout moment au droit, aucun acquis ne peut être garanti contre l’irréversibilité. » ( Amnistie générale tronquée)

La nécessité d’une lutte unitaire du Mouvement démocratique

Pour Abdelghani Bousta, seules la vigilance et la lutte unitaire du Mouvement démocratique et progressiste pourraient faire aboutir la revendication pour la démocratie et un État de droit. « Sans l’instauration », écrit-t-il dans son article  » Intégrisme ou démocratie au Maroc? »[2], « des fondements de la démocratie, la crise politique ira s’amplifiant et s’aiguisant. Les rotations, substitutions, translations et commutations de ministres et de gouvernements n’y changeront rien ».

Il a toujours eu ce souci de rassembler. Depuis 1975, au nom d’Option Révolutionnaire, il entame plusieurs rencontres avec les autres formations politiques progressistes : le Mouvement 23 Mars qui deviendra OADP (Organisation de l’Action Démocratique Populaire, actuel PSU (Parti Socialiste Unifié),  Illa Alamam,  Arrabita dont les militants  rejoindront le PADS (Parti de l’Avant-garde démocratique et socialiste) ainsi qu’avec d’autres démocrates qui n’adhéraient à aucun parti.

Ses écrits sur le front uni progressiste sont nombreux.  En 1993 sera publié par le PADS, une brochure en langue arabe  de sa position sur cette question. Il rappellera sa position en 1996 lors d’une interview avec le journal «  Al Yassar Addimocrati ». Ce front démocratique ne doit pas, selon lui, « être l’émanation d’accords ou de contacts au sommet entre les différentes directions. Mais, au contraire, il devra se construire à partir d’un processus de lutte à la base et par la lutte démocratique ».

Il en énumère, alors,  les axes fondamentaux:

    • Définir et respecter clairement et sans ambiguïté la ligne de « démarcation entre le bloc populaire et
      le bloc que représente la minorité exploitante ».
    • Dans cette alliance et la convergence sur les « objectifs d’étape », il est indispensable de « s’écarter
      des méthodes d’alliance intéressé, dénué de principes et qui prendra fin au terme des intérêts
      personnels transitoires qui existaient avant sa formation ».
    • Définir, après différents échanges, un programme démocratique et veiller à sa réussite dans un esprit
      de responsabilité, « privilégiant les intérêts collectifs aux intérêts individuels ».
    • Prendre en compte la démocratie interne

    Ces quatre axes « sont la colonne vertébrale de la constitution du Front démocratique, l’effort de constituer ce Front est en soi un acte militant ». La constitution d’un tel front est « un combat difficile qui se pose à nous en tant que militants démocrates de différents courants ainsi qu’aux mouvements sociaux en général. »

    L’union des forces démocratiques : une responsabilité historique

    Dans son article en mai 1995 sur «  la transition démocratique bloquée et la nécessité historique pour la lutte démocratique unitaire», il écrit que le processus électoral en cours est une « démocratie qui marche sur la tête ». Mais, l’union  du Mouvement démocrate doit  être empreinte de sincérité dans les différents échanges et dialogues et clarifier ses points de différence et de convergence. C’est une « responsabilité historique ».

    Il insiste sur cette urgence dans son article paru dans la Revue « Hérodote ». Une union indispensable pour « rompre le cercle vicieux: crise politique-crise économique par des réformes démocratiques profondes. (…)Le temps ne joue pas en faveur de la démocratie, la misère rampante et l’analphabétisme non plus. Plus le temps passe sous l’égide des données de la situation actuelle, plus les problèmes socio-économiques s’approfondissent allant vers des points de non-retour; et plus la facture du changement démocratique sera lourde à payer aussi bien pour le Maroc que pour ses partenaires ».

    Une urgence après l’échec de la tentative du pouvoir d’une alternance pour une transition démocratique. Les tractations ont duré près de d’un an et demi. « Malgré une campagne de négociations entachées de désinformation, le pouvoir marocain a échoué dans sa tentative destinée à accréditer auprès de l’opinion internationale l’idée d’une ouverture démocratique véritable. » Cet échec d’une alternance sera finalement entériné dans un communiqué du palais royal le 11 janvier 1995.

    Nous jugerons sur pièces   

    Mais, en février 1998, Abderrahman Youssoufi, rentre dans cette soi-disant « transition démocratique » en acceptant le poste de premier ministre que lui confie Hassan II.

    En Mars de la même année, Abdelghani écrit : «  L’ensemble du cadre tracé à « l’alternance » et la démarche spécifique du premier ministre nous laissent sceptiques en tant que démocrates.» Sceptique, certes, mais, en tant que démocrate et au regard de l’engagement antérieure de A. Youssoufi pour la défense des droits humains, il ajoute : « Mais il va de soi que toute avancée qui améliore concrètement la situation des droits de l’Homme(…) ou de la vie quotidienne du citoyen devrait être appréciée à sa juste valeur, avec lucidité, sans complaisance ni préjugé ou procès d’intention. Nous jugerons sur pièce…»

    8 mois après la nomination de ce gouvernement, il précise  dans son dernier article, 5 jours avant sa disparition, qu’accepter « le poste de premier ministre avec les conditions du pouvoir absolu, sur la base d’élections truquées, sans obtenir aucun acquis démocratique (…) revient à accepter la compromission, à renier le mouvement démocratique ».

    Selon lui, A. Youssoufi n’avait aucune possibilité ni d’entreprendre des réformes profondes, ni de redresser la situation. Cette possibilité a été verrouillée par le pouvoir. En fait, dira-t-il, A. Youssoufi, « au nom du réalisme et sous prétexte qu’il n’y a pas d’autre alternative » a choisi de s’intégrer « dans la façade « démocratique » et pluraliste de la monarchie absolue et contribuer à l’enjoliver, et continuer à spéculer sur une hypothétique succession et sur le soutien étranger contre l’intégrisme. ». Cependant, malgré ses réserves sur les capacités de réussite de cette alternance, il conclut son article en ces termes: « encore une fois, nous serons les premiers à valoriser tout acquis démocratique dans notre pays. Nous continuerons à juger sur pièces…». A chacun son « jugement sur pièces »,  24 ans après…

    Installer l’humain devant le politique

    Tout rassemblement nécessaire au Maroc et au-delà de nos frontières et qui tient compte d’une stratégie pour imposer l’État de droit et la démocratie doit installer l’humain devant le politique et se débarrasser des égos, des sectarismes et opportunismes.

    Dans son article en langue arabe « de l’opportunisme : ses sources et manifestations« , après avoir tracé les manifestations de l’opportunisme dans différentes classes sociales, il se penche sur l’opportunisme individuel et/ou collectif dans les rangs du Mouvement progressiste et démocratique. Celui-ci « doit rompre rapidement et fermement avec l’opportunisme qui apparaît dans ses rangs – ce n’est en définitive que l’impact indirect de la nature de structures réactionnaires qu’il est nécessaire de modifier- il doit aussi préserver ses membres de ce phénomène et cerner les tentations qui aident à leur apparition et les changements soudains dans la situation de chacun. »

    Au sein d’un Parti ou d’un rassemblement progressistes, la démocratie interne nécessite d’évaluer à chaque moment nos positions, actions et comportements dans un esprit d’autocritique constructive et dans un « lien dialectique entre la théorie et la pratique, entre la ferme conviction des objectifs et le travail quotidien assidu et patient pour les atteindre ».

    Pour lui, les opportunismes, les comportements sectaires et les égos sont des obstacles à la démocratie. Que ce soit au niveau collectif comme individuel.

     « Il n’est pas concevable qu’un militant qui se dit démocrate, pratique le contraire avec ses camarades, sa famille, au niveau professionnel ou dans ses relations sociales. Si nous voulons réaliser la démocratie dans notre pays, il faut commencer par la concrétiser en nous-mêmes en premier lieu. Le plus grand effort que nous devons faire quotidiennement est l’effort pour dépasser nos faiblesses, nos habitudes pour nous améliorer et évaluer nos comportements en restant vigilant de manière continue ».

    Abdelghani insiste : les revendications pour la Démocratie ne se cantonnent pas seulement au niveau des institutions ou d’un système politique. Certes, la réalisation d’un État de droit est une avancée certaine au niveau économique, sociale et politique mais il est nécessaire que la culture démocratique soit aussi individuelle quand on opte pour l’instauration d’une réelle démocratie. « Il n’y a pas de démocratie sans démocrates« .

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    La question de la Démocratie doit préoccuper l’humanité à plusieurs niveaux, collectifs comme individuels. Depuis les Grecs, cette notion a été, est et sera revendiquée, instrumentalisée, relativisée, emprisonnée dans les configurations institutionnelles changeantes.

    Souvent confiné dans une approche institutionnelle dans le cadre d’un État de droit, ce concept échappe souvent à la participation citoyenne, aux décisions publiques et à la vie politique.

    « L’Occident qui était », comme le disait A. Soljenitsyne, « perçu essentiellement comme le Chevalier de la Démocratie est désormais appréhendé comme le vecteur d’une politique pragmatique, souvent égoïste, voire cynique [3]». 

    Des dominants la brandissent comme une notion universelle, leur « modèle » de démocratie, qu’ils se doivent «  d’apprendre » aux pays considérés comme archaïques ou aux pouvoirs autocratiques, oubliant leur politique et pratique autoritaires.

    Un égocentrisme culturel et cultuel leur permettant une ingérence qui n’a d’humanitaire que le nom. Mais jusqu’à quand ? Comme disait Aimé Césaire, « l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et que l’Europe, si elle n’y prend pas garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle. » [4]

    Certains n’y voient que la « séparation des pouvoirs » comme finalité, la défense de la loi au-delà du respect du droit en particulier des minorités.

    « Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci: la querelle du droit contre la loi (…). Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée…” [5]

    Cessera-t-elle un jour pour ouvrir la voie vers une démocratie véritable ? Au regard d’une démocratie « déséquilibrée par son invention » comme l’écrit Alaa El Aswani[6], ne faut-il pas pouvoir la réinventer ou du moins nous poser cette question dans chacun de nos actes : avons-nous évolué dans notre conception et application de la Démocratie ?

    Hayat Berrada –  Bousta
    21 Septembre 2022


    [1] – Cette table ronde sera traduite en langue arabe en Décembre 2020 : https://www.maroc-realites.com/document/1724

    [2] – Cet article sera traduit en arabe en Septembre 2020 : https://www.maroc-realites.com/document/1722

    [3] – Interview – juillet 2007

    [4] – Aimé Césaire- Discours sur le colonialisme – 1950

    [5]- Victor Hugo- Actes et paroles – I – Avant l’exil – 1841-1851

    [6] -« J’ai couru vers le Nil »- Alaa El Aswani »- 2018