Abderrahim Berrada – Une libre pensée

 Je suis un amant fanatique de la liberté,
la considérant comme l’unique milieu
au sein duquel peuvent se développer et grandir
l’intelligence, la dignité et le bonheur des hommes ;
non de cette liberté toute formelle octroyée, mesurée et réglementée par l’État,
mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que
le privilège de quelques-uns fondé sur l’esclavage de tout le monde[1].

Michel Bakounine

L’engagement de Abderrahim Berrada pour la défense de nombreux prisonniers politiques a été son action fondamentale. Cet engagement concret qui reflète sa personnalité se lit à travers ses écrits et interventions. « À partir du moment où nous coexistons, si quelqu’un est touché dans sa dignité, je me sens le devoir d’intervenir pour qu’il la récupère.[2]»

Cet homme juste avait un esprit d’ouverture sur un bon nombre de militants en particulier. Joie de vivre, alliant son professionnalisme d’avocat intègre et ses rencontres si appréciées avec d’autres.

Des textes où se mêlent des données sur le droit marocain, la clarté dans ce qu’est la justice au Maroc mais aussi son approche sur la situation sociale et économique des « laissés pour compte », sur les comportements au niveau du système politique comme au niveau de la société en général. Et la dérision n’en est pas absente.

La Revue Kalima, parue de 1986 à 1989, où il tenait sa « Rubrique du droit » a été une expression contre toutes les formes de discriminations : envers les femmes, les homosexuels, les réprimés sociaux et politiques.

Le voilà survolant le paysage judiciaire marocain dans cette revue avec un article sous le titre « Montrez-moi votre justice, je vous dirai qui vous êtes ! »[3]. Et cette justice habillée d’arbitraires dans son écrit sur la détention préventive. Abderrahim opte pour ce titre : « Prison d’abord, jugement ensuite » : « Il est bon de savoir avec quelque précision surtout par les temps qui courent, comment on peut se trouver un jour privé de liberté par la volonté de la « justice », alors qu’on n’a pas été l’objet d’une condamnation définitive »[4].

Et finalement, « tous ceux qui connaissent notre milieu judiciaire et ne font pas profession de mentir du matin au soir s’accordent pour dire que l’institution est malade ».

C’était en 1986. Une pathologie rythmée d’incohérences et d’indécence qui dure.

Et le voilà faisant des jeux de mots dans cette citation au sujet de la loi qui incrimine les menaces, sous le titre «  Le vent et le vrai »[5].

« Le malheur est que, à la moindre parole et au moindre geste – alors que, chez nous précisément, tout est verbe et gesticulation –, on s’empare de votre personne et on vous colle le délit de menace, et vous vous retrouvez en prison ! Un lieu qui n’a rien de saint (le « t » final est amovible) et où il arrive que des gardiens qui n’ont rien de l’ange – vous donnent des ordres parfaitement illégaux et vous promettent mille gentillesses si vous n’obtempérez pas…»

Rien n’est sain dans ce paysage de « lois ».

Dans ses interventions, il nous interpelle en particulier lorsqu’il exprime son indignation, voire une colère d’un système qui depuis des siècles méprise le peuple, mène un train de vie indécent et protège toutes les formes d’impunité.

L’absurdité faite « loi » quand il développe, en 1996, l’arbitraire dans le bannissement de Abraham Serfaty : « une tragi-comédie en trois actes »[6]. Trois dénis : de citoyenneté, de justice et d’existence. Comment le pouvoir a-t-il justifié le bannissement en droit ? « Ici encore, l’odieux le dispute au grotesque », au sujet des fondements de l’arrêté d’expulsion du ministre de l’Intérieur, Driss Basri.  Abderrahim précise ces trois arguments et conclut : « c’est une insulte ».

Et quelle juste tendresse quand il écrit : « lorsqu’on se tient debout, même avec des béquilles, comme Abraham Serfaty, on ne meurt pas couché : on meurt debout ».

Que dire, un an après la mise en place de l’Instance Equité et Réconciliation (IER), de son intervention de 2005. Elle s’articule sur l’Etat de non-droit : « ce fameux article19, qui est une Constitution au sein de la Constitution, permet au roi de tout faire ». On retrouve le même constat, le 18 septembre 2022, sous la plume de Francisco Carrión : « Mohammed VI est également l’arbitre suprême entre les forces politiques. Ces prérogatives garantissent son ingérence dans toutes les décisions importantes du pays »[7]. La constitution marocaine confirme donc cette réalité et Abderrahim en déroule certains articles : code de la presse, liberté d’opinion, liberté de conscience.

Qu’en est-il, alors, de l’espace de liberté sous ce nouveau règne ? « Il n’y a de concession, d’espace de liberté, que lorsque le pouvoir ne peut pas faire autrement. » Ali Mrabet, dans son journal satirique,  avait osé publier un dessin montrant le roi et son épouse à l’occasion de leur mariage : 5 ans d’emprisonnement. « On n’a plus le droit de rire au Maroc, maintenant, cela fait partie des espaces de liberté qui nous manquent, le rire doit être réglementé. Comment rire ? »

« L’humour n’est possible qu’à la faveur d’une liberté d’esprit presque absolue » selon Robert Desnos. Qu’attendre donc d’un système liberticide ? Rien. Alors, on continue à rire et à faire de l’humour malgré les intimidations de l’autocratie au pouvoir. On applaudit chaque pas vers la liberté. Et on ne baisse pas les bras.

En 2011, Abderrahim exprimait son enthousiasme du Mouvement du 20 février qui montrait pendant ces imposants défilés, une leçon d’unité, de maturité et de dignité.

À un jeune homme qui lui demande son avis sur la question, il lui rappelle les Mouvements de grande ampleur qui ont eu lieu par le passé : « les mouvements du passé ont été marqués par la violence. Celui du 20 février, même s’il n’a pas de tête pensante, s’est unifié à travers le Web. On a vu un corps se constituer avec une unicité de vue, de programme, de méthode d’action, insistant sur le non-usage de la violence. Ces jeunes ont fait preuve d’une élégance exemplaire »[8]. Quel enthousiasme de voir des jeunes qui nous ont fait vibrer et démontrer que les revendications légitimes des peuples se font toujours entendre. Quels qu’aient été les résultats de ces combats, ils ont ébranlé et étonné le pouvoir en place …

Interrogé sur le référendum constitutionnel à cette occasion, Abderrahim déclare que la constitution, dans sa réforme actuelle, présente certains éléments positifs mais « il y a des gens qui mentent sciemment en parlant de réforme historique. Moi je les appelle les “salauds”. Ils manipulent les gens et empêchent le progrès ». Quant aux truquages pendant ce vote référendaire, il en pointe le ridicule : « Avec  55%, tout le monde aurait été content, y compris le roi. A quoi rime cette chouha[9] de 98,5% ? ».

Et il aura choisi de tirer sa révérence un 20 Février.

Ses textes pointent du doigt les dysfonctionnements  judicaires, les mensonges sans scrupules. Mais le comble pour Abderrahim est le slogan de  « justice transitionnelle », qui n’a aucun fondement si ce n’est, pour le pouvoir, de se donner encore une fois une façade « démocratique » au niveau national et international. Et, par-là, intégrer au pouvoir certains de ceux qui, hier, s’engageaient pour une justice et une démocratie véritables.

Il intervient à Paris sur les mécanismes de cette « justice transitionnelle » au Maroc, en avril 2013 à l’occasion du colloque en hommage à Mehdi Ben Barka et Omar Bengelloun. Il nous donne des précisions sur le concept avant de se demander : « peut-on parler de justice transitionnelle au Maroc ?»,et de répondre :« à cette question, la réponse ne peut être que négative »[10].

Dans cette même intervention, il s’adresse aussi à ceux qui ont fait preuve de « malhonnêteté intellectuelle » quand ils défendent une justice transitionnelle alors qu’il n’y a ni rupture ni justice et que les victimes attendent toujours la vérité. Selon lui, ces personnes ne sont pas que malhonnêtes, ils ont proféré de surcroît des mensonges contre ceux qui considèrent qu’il n’y a pas de justice transitionnelle au Maroc. Le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (CCDH) les a traités de « rancuniers – vengeurs – mercantiles – diviseurs – anarchistes ». Et, comme 10 ans après, ils n’ont pas changé de position et s’opposent toujours « à ce que l’impunité continue de protéger ceux qui sont chargés de piétiner les Marocains pour qu’ils n’arrivent jamais à dépasser le statut de sujets… ils n’ont pas d’autre choix que de  continuer la lutte »

Il avait pourtant des connaissances et même des amis parmi les membres du CCDH, mais il ne mâche pas ses mots. Il ne connaît que peu le « politiquement correct ».

Lorsque défilent dans ses interventions les listes de non-droits, de condamnations « stupides et hilarantes », d’assassinats et de disparitions forcées, c’est avec une émotion dans la voix qu’il cite ceux qu’il a eu le privilège de rencontrer à Paris alors que, jeune étudiant, il y venait faire ses études de Droit : Omar Bengelloun, son ami et frère assassiné le 18 décembre 1975 à la porte de son domicile à Casablanca et Mehdi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965, en plein centre de Paris.

On ne se remet pas de ces tragédies.

            Enfin, Abderrahim  nous laisse comme testament cette ultime « Plaidoirie pour un Etat laïque au Maroc ». Un ouvrage en lien avec ce qu’il écrivait dans la revue Kalima sous un titre ironique « Délit de Ramadan – 222, Boulevard Cache-croûte »:«c’est que la religion, quelle qu’elle soit, est affaire individuelle, et seule une conception totalitaire de la vie sociale peut autoriser à la penser autrement »[11]. Poser  clairement la question de la laïcité dans un pays où l’Islam est religion d’Etat. C’est une question de la liberté de conscience et de liberté individuelle dans le respect des convictions de chacun. La pratique des traditions religieuses sont respectables à la hauteur de la tolérance et du respect que l’on a envers ceux qui ne pratiquent pas et vice versa.

Et il y a nécessité de se battre pour le respect et l’esprit de tolérance de part et d’autre.

Liberté et démocratie ne sont pas des dons qui nous tombent du ciel. «  Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent.[12]» C’est un combat de tous les jours pour les acquérir. C’est alors que  « la démocratie  sera » écrit  Alaa al-Aswany dans son livre « J’ai couru vers le Nil ».  Abderrahim le pense et ne baisse pas les bras. Pour la dignité humaine. Pour la liberté. Pas pour une liberté de façade.

Avec lyrisme, ne rejoint-t-il pas Bakounine quand il conclut son article « Garde à vue, garde à vie ? » :

« Encore faut-il que le mot liberté ne soit pas seulement un gadget pour discours de circonstances. Car, tant qu’elle le restera, la garde à vue conservera toute sa vigueur au détriment de la liberté.

Pour que celle-ci acquière enfin droit de cité, il faut que s’élèvent, jour après jour, des voix nouvelles pour la chanter. Comme on chante l’amour. » [13]

Hayat Berrada-Bousta
5 novembre 2022


[1]  – Michel Bakounine- Œuvres Tome IV- « Préambule pour la seconde livraison » de « L’empire Knouto-Germanique ». 1871

[2] – « Nouvelle ère, deux générations accusent », in Tel Quel, 6 août au 9 septembre 2011.

[3]-  « Survol du paysage judiciaire marocain », in Revue Kalima, n°5, Juin 1986.

[4] – «  Détention, Préventive », in Revue Kalima, n°13, Mars 1987.

[5] – « Le vent et le vrai », in Revue Kalima, n°28, Septembre 1988.

[6] – « Abraham Serfaty : un bannissement infâme », 1996.

[7]- Fransisco Carrión, « Maroc- Un royaume sans roi », in El Independiente, 18 septembre 2022.

[8] – « Nouvelle ère, deux générations accusent », in Tel Quel, 6 août au 9 septembre 201

[9]- Pourrait se traduire par : une exagération stupide et sans honte.

[10] -La justice transitionnelle comme mécanisme de réconciliation- le cas du Maroc-

[11] – « Délit de Ramadan », in Revue Kalima, n° 25, Mai 1988.

[12] – Pierre Kropotkine, Paroles d’un révolté, 1885.                         

[13] – « Garde à vue, Garde à vie », in Revue Kalima, n° 8, Octobre 1986.