Quelques lignes générales de la conception de parti depuis Marx – 1992

Une intervention faite en 1992 dans une réunion de cellule du Parti: l’USFP-CAN

Dans la théorie marxienne

La constitution du prolétariat comme classe révolutionnaire ne peut, selon Marx, que passer par la formation d’un parti politique : «  Dans la lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct opposée  à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. »[1] Et Marx ajoutera qu’il est indispensable au triomphe du prolétariat pour assurer la révolution sociale et l’abolition des classes.

Ainsi, la classe ouvrière qui, à l’origine est une classe économique (du point de vue sociologique définie dans le Capital) doit devenir politique avec toutes ses capacités d’action. Dépouillée économiquement, la classe ouvrière se développe en tant que classe consciente, armée d’un projet révolutionnaire et constituée en parti :«  Le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est pas ».

Cette conception du rôle du prolétariat va à l’encontre des théories utopistes, économistes et anarchistes.

Les premiers constatent la souffrance du prolétariat et leur confèrent un rôle passif.

Les seconds (PROUDHON) veulent maintenir les ouvriers dans la société telle qu’elle est formée.

«  Ils ne voient dans la misère  que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire qui renversera la société ancienne. »[2]

Les troisièmes pour lesquels la classe ouvrière ne doit pas entreprendre d’action politique parcequ’en menant la lutte contre l’état, la classe ouvrière reconnaît, selon eux, l’Etat. Or, pour les anarchistes, la reconnaissance de l’Etat est contraire à leur point de vue : il faut l’ignorer.[3]

Mais, c’est essentiellement contre Proudhon et les économistes que Marx va s’attaquer. Dans le « Manifeste », Marx développe sa dialectique du passage pour le prolétariat d’une classe économique à une classe politique donc révolutionnaire : les conditions économiques ont été à l’origine de la naissance des travailleurs. La domination du Capital a donné à ces travailleurs une situation commune et donc des intérêts commun. Vis à vis du Capital, les travailleurs constituent une classe. Mais, celle-ci doit le devenir pour elle-même   et non plus pour le Capital. Le travailleur ne se défend pas seul, c’est la classe ouvrière qui défend, en tant que telle, ses intérêts de classe mais la lutte qu’elle mène contre la bourgeoisie est une lutte politique.

Pour Marx, toute révolution politique a une âme sociale et on ne peut parler de socialisme sans acte politique : la lutte politique n’est rien si elle n’est pas politique et donc révolutionnaire. C’est là une critique radicale des économistes qui confèrent à la classe ouvrière un rôle économique étroit.

Le parti : nécessité créée au moment où la lutte ouvrière devient politique :

            Lorsque les ouvriers tentent, au moyen de grèves dans une seule usine ou dans une seul branche d’industrie d’obtenir du patronat une réduction de travail, c’est une lutte économique qu’ils entreprennent par la voie du syndicat.

Lorsqu’ils arrachent par la force et partout cette réduction de travail, c’est une lutte politique  et celle-ci ne peut se faire qu’au moyen d’une organisation au préalable.

Le dépassement de la lutte économique en lutte politique se traduit par la constitution d’un parti du prolétariat qui développe le mouvement politique en vue de réaliser les intérêts du prolétariat sous une forme générale. Il y a une relation dialectique entre ces mouvements sociaux et l’organisation : ces mouvements (grèves) supposent une certaine organisation mais développent aussi celle-ci. Cette organisation, le parti du prolétariat doit être distinct et  indépendant des autres partis formés par les classes possédantes.

Ce dépassement de la lutte économique en lutte politique remet en cause la séparation syndicats/partis où le prolétariat était considéré comme une classe dont la lutte ne pouvait s’inscrire que dans le champ syndical, sans lien avec l’action du parti.

Constitution du parti

Deux thèses en présence :

a- Le parti est une organisation construite préalablement au mouvement de masse (luttes..), celui-ci n’étant qu’un moyen pour le développer.

b- Le parti est l’organisation produite par le mouvement  de masse.

Ces deux thèses vont être à l’origine des conceptions différentes et divergentes du Parti, chacun se réclamant du marxisme. En fait Marx comme Engels n’opteront jamais pour l’une ou l’autre thèse. Si théoriquement ils défendent la seconde thèse au nom de la spontanéité des masses, ils seront affrontés, dans la réalité dans la pratique à la seconde thèse. 

  • L’approche de Marx
  • L’a conception’approche socio-démocrate ( expérience allemande)
  • L’approche de Lénine
  • L’approche ultra gauche et anarchiste.

 L’approche de Marx

            Pour Marx, certes, une organisation révolutionnaire de masse ne  peut se faire en dehors des périodes de conflits ; c’est le mouvement de masse qui devrait créer le parti «  Le parti n’est donc pas une organisation créée artificiellement et arbitrairement. Il naît spontanément du sol de la société moderne ».             Cependant, dans des périodes non conflictuelles, les communistes intellectuelles se doivent de déterminer ce que sera le parti : ils sont le parti sur le plan théorique     et «  ces conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classe existante, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux »[4]

            Le processus révolutionnaire qui est l’oeuvre du prolétariat est la réalisation pratique de la théorie communiste. Et, pour Marx, il n’y a pas entre la théorie et la pratique, comme chez les réformistes (BERNSTEIN) pour qui la classe ouvrière est une matière brute, un chaos qui, pour prendre forme, a besoin du souffle de leur esprit saint ».

            L’organisation révolutionnaire doit être le produit du mouvement spontané du prolétariat lors des crises du capitalisme ; mais cette organisation ne doit pas séparer le rôle politique des tâches sociales.

            Il y a même chez Marx une prééminence du mouvement réel, pratique sur toute organisation préalable. Dans une situation conflictuelle, si cette organisation s’avère dépassée par les événements, elle devrait se mettre en cause, sinon, elle devient une véritable entrave et doit se dissoudre. Même si, chez Marx, le parti doit être pensé , conçu préalablement par les communistes c’est le prolétariat qui a un rôle moteur dans le Mouvement révolutionnaire et à une place essentielle  dans le parti prolétarien : il ne doit attendre de personne sa libération du joug capitaliste : «  l’émancipation de la classe ouvrière est l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même »

            La pratique politique de Marx et Engels au sein de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et de la social démocratie allemande rencontrera des difficultés réelles. Cette théorie sur le Parti a été l’objet non seulement de controverses importantes mais encore d’interprétations différents par la suite (Rosa/Lénine).

L’approche socio-démocrate allemande 

            La social-démocratie ne retiendra de cette conception marxienne que le côté élitiste ne prenant pas en considération le rôle des masses. Elle part de la séparation politique et phase économique : seul le parti politique détient la conscience socialiste et c’est lui qui a pour rôle d’introduire la conscience socialiste dans un prolétariat qui ne pouvait être que corporatiste. Les capacités révolutionnaires du prolétariat sont niées; le Parti est conçu comme une organisation de masse, construite indépendamment de toute action de la classe ouvrière, laquelle était comme un moyen de développer ce type d’organisation. Le but final du Parti : la conquête du pouvoir politique par la voie du suffrage universel.

            L’Association Générale des Ouvriers Allemands (AGOA), qui était une organisation de masse élargie stigmatisait différents courants idéologiques en particulier le courant réformiste et le courant marxiste. Le premier, attaché aux principes socio-démocrates, considérait que l’immaturité de la classe ouvrière allemande nécessitait une direction politique au dessus d’elle et que, par des réformes, on pouvait accéder au pouvoir politique. D’où des concessions de plus en plus grandes au pouvoir de Bismarck qui vont aller jusqu’à la collaboration avec ce dernier et « chasser » les éléments marxistes.

            Le deuxième courant, attaché à la conception marxienne, restera au sein de l’AGOA collaborera avec le pouvoir prussien.   Les marxistes fondent ( août 1869) dès lors, le parti ouvrier social-démocrate : le Parti d’Eisenach. Mais ce parti qui ne mettra pas sur pied des structures d’organisations solides connaîtra aussi des divergences importantes puisque ses dirigeants (Bebel en particulier ; Marx et Engels étant en exil) tomberont aussi dans le réformisme et pousseront vers la réunification avec l’AGOA, à l’insu de Marx et Engels. Ces derniers reconnaîtront officiellement ce parti tout en émettant des opinions défavorables dans leur correspondance privée.

L’approche de Lénine

«  Seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde est capable de remplir le rôle de combattant d’avant-garde »[5].

La question de l’organisation chez Lénine est intimement liée à l’évolution et au développement de la lutte des classes : 1902- 1907- 1918- : 3 dates où l’on peut voir que Lénine reformule sa conception du Parti.

En 1902 : La lutte entre marxistes et économistes est de plus en plus dure. Pour Lénine, il est d’une importance vitale de dénoncer la théorie économiste. Pour cela, il faudra réfléchir sur le type d’organisation à mettre sur pied dans la conjoncture de la Russie en ce tout début du siècle.  Le journal l’ISKRA entreprend d’engager cette lutte et Lénine écrit le « Que faire » dont les lignes directrices seront présentes comme projets d’organisation au IXe congrès du POSDR. Lénine met l’accent sur la nécessité de l’organisation des révolutionnaires professionnels en parti d’avant-garde. L’organisation du Parti est d’un type différent de l’organisation des ouvriers pour la lutte économique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille séparer ces deux formes de lutte comme l’affirment les économistes.

Les critiques de la conception léniniste du parti 

Critique de droite :

– Les Menchevicks : parti nationaliste, d’intellectuels ‘socialistes’ qui revendiquent la nécessité d’un parti de masse, allié à la bourgeoisie (Plekhanov qui, d’exégète du marxisme devient un opportuniste au point de considérer, pour ne pas heurter la bourgeoisie,  que les grèves ouvrières sont criminelles.) Ce lien organique avec la bourgeoisie est lié à la nature même de ce parti d’intellectuels : Or, l’Enseignement étant en grande majorité aux mains des classes possédantes, un Parti, loin des travailleurs et qui ne regroupent que des intellectuels ne pouvait que défendre ces classes.

-Les socialistes révolutionnaires : Parti de masse constitué en 1902 ouvert à tous les courants et qui stigmatise l’opportunisme politique. Parti au départ des paysans et des organisations de combat (terrorisme, aventurisme). Il se range, après la révolution de février 1918 aux côtés des Mencheviks de droite  représentés essentiellement par Alexandre Kerenski ; il s’élargit grâce à différentes couches sociales et à des personnes sans opinions pour la plupart contre-révolutionnaires : grande bourgeoisie, propriétaires fonciers,  généraux.

Critique ultra-gauche en Russie

Représentée en Russie par les Mencheviks internationalistes de gauche ( à leur tête Trotski qui rejoindra en août 1917 le Parti Bolchevik après l’arrestation de Lénine et de ses camarades en juillet 1917. Ce rapprochement lui coûtera la prison : il sera accusé d’espion allemand.

La critique de Trotski, avant cette date, porte essentiellement sur la notion de centralisme au sein du Parti. Pour lui, la conception de Lénine dans le « Que faire ? » et dans « un pas en avant, deux pas en arrière » se base sur un centralisme si fort qu’il ne pourra qu’aboutir à une bureaucratie dictatoriale. Les Bolchevicks, selon lui, ne comprennent pas la nécessité de l’auto-activité révolutionnaire des masses. La conception de Parti, chez Lénine, par le rôle octroyé aux révolutionnaires professionnels (qui sont pour la majorité des intellectuels) conçoit le rapport intellectuels-prolétaires comme un rapport de maîtres et élèves.

Selon Trotski, «  le groupe des ‘révolutionnaires professionnels’ marchaient non pas à la tête du prolétariat conscient, il agissait (dans la mesure où il agissait) à la place du prolétariat. »

La critique de la notion léniniste du Parti par Troski ne sera que théorique puis qu’au moment de la lutte décisive (Juin 1917) il se rapprochera de Lénine et, après la révolution, il défendra la nécessité du groupe d’avant-garde.

Critique « ultra-gauche » en Allemagne : Rosa Luxembourg

Se rapproche de celle de Trotski.

Rosa Luxembourg part de la théorie de Marx selon laquelle l’organisation est le produit du « Mouvement propre de la classe ouvrière » Il faut compter sur l’action directe et autonome des masses.

D’où, critique du centralisme démocratique ; à  la place il faudrait un auto-centralisme née comme une expression organisée de la spontanéité ouvrière. Critique de la notion de discipline qui n’est, selon elle, que la reproduction de la discipline propre au capitalisme.

Le prolétariat doit prendre en charge, lui-même, le Mouvement de lutte révolutionnaire ; pour cela, il doit se prendre en charge lui-même et avoir une conscience de classe. Immanence de la conscience de classe –nécessité de la démocratie et de la conscience de cette démocratie au sein du Part- éducation démocratique sont les thèmes clés de sa conception du Parti.

«  C’est pourquoi l’intelligence propre de la masse quant à ses tâches et moyens est pour l’action socialiste une condition historique indispensable tout comme l’inconscience de la masse fut autrefois la condition des actions des classes dominantes ».

Or, la structure léniniste du Parti (une direction très réduite de révolutionnaires professionnels-un certain centralisme décidé comme nécessaire par un Comité Central…) ne peut « qu’asservir le mouvement ouvrier à une élite intellectuelle assoiffée de pouvoir ». Plus armée idéologiquement que le prolétariat, cette élite n’imposera qu’une dictature bureaucratique. Aussi, faut-il que le prolétariat soit armé idéologiquement pour rompre définitivement avec les anciennes idées : «  pour que la classe bourgeoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politiquement l’ensemble de la masse populaire (…), pour la dictature prolétarienne, c’est l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister. » La prise de conscience des masses et de l’éducation démocratique sont des tâches urgentes au sein du Parti, après la révolution et avant de penser à sa consolidation à tout prix. 

«  La démocratie ne commence pas en Terre promise lorsque l’infrastructure de l’économie socialiste est créée, ce n’est pas un cadeau de Noel tout prêt (…), la démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme »[6].

Cependant, en faisant ses critiques à la conception léniniste du Parti, Rosa Luxembourg ne donne pas d’alternative organisationnelle. A cette structure de Parti qui, selon elle, favorise la bureaucratie, réduit la démocratie et ne laisse pas place à la spontanéité des masses, que propose-t-elle ? En fait elle se confrontera au même problème que Trotski que l’on retrouve dans la théorie de Marx : la difficulté de la réalisation d’une théorie basée sur le mouvement spontané des masses. [7] En fait, les uns comme pour les autres, même en valorisant la spontanéité des masses, défendent la nécessité d’une organisation préalable (une élite communiste). La thèse de l’organisation des conseils ouvriers et paysans a montré que le Parti, la direction politique dans une lutte était indispensable…

En fait, la critique « ultra-gauche » pouvait-elle définir ce que devrait être une organisation révolutionnaire et ses rapports au prolétariat car ils étaient toujours confrontés à la réalité de conscience en deçà de leurs projets théoriques. Il n’en demeure pas moins que les problèmes posés (centralisme, démocratie…) qui n’ont jamais été immuables pour Lénine[8], restent une préoccupation importante pour toute organisation révolutionnaire.

La dimension idéologique du Parti était une préoccupation importante pour Lénine surtout en 1918. Mais, la question est de savoir s’il faut attendre que les masses populaires, aliénés pendant des siècles par les classes possédantes, soient armées idéologiquement pour mener une lutte contre les classes dominantes ? Quelle part donnée à la spontanéité par rapport à la nécessité d’encadrer une lutte ? Lénine en tant que responsable politique et militant n’occultait pas cette dimension idéologique et démocratique du Parti, mais il devait s’attaquer au problème de discipline, du centralisme face à l’opportunisme et à la réaction et la contre révolution.

Ces questions (démocratie, centralisme, éducation idéologique…) restent toujours posées et nous permettent de saisir, en partie, la crise structurelle des partis communistes quelle que soit la solidarité manifestée pour le camp socialiste.

Le Parti de Lénine, nécessité par une conjoncture politique précise, dans des conditions socio-économiques précises a été le seul capable de dénoncer les conceptions bourgeoises et à mener la lutte pour donner le pouvoir aux soviets.

A-t-il été possible de ne pas tomber dans le « bureaucratisme » comme le disait Rosa Luxembourg ? Certes, non. Mais ces pratiques trouvent-elles leur origine dans la conception léniniste du Parti ou dans le comportement des personnes qui font le Parti ?

Hayat Berrada Bousta,
1992


[1] – Cette résolution devient à La Haye l’ajout aux statuts d’un article (7a ) par décision du congrès de la Haye de la première internationale-2-7 septembre 1872

[2]- Marx, «  Misère de la philosophie- Réponse à la philosophie de la misère de M.Proudhon».- Juin 1847

[3]- «Se référer à « De l’indifférentisme en matière politique »-1873

[4]- Manifeste du Parti Communiste – 1948

[5]- Voir les 2 articles du journal « Al MASSAR » n° 14 et 15 sur l’histoire du parti Léniniste- Abdelghani Bousta.

[6] – « La Révolution Russe »- Ecrits politique 1917/1918

[7] – Se référer à la pratique politique de Marx et d’Engels.

[8] – Lénine «  L’Etat et la Révolution »- 1918.