Rôle et conditions des immigrés en France – 1982

Antoine de Bary, peintre-plasticien, m’avait demandé de faire pour la brochure « Visages » autour de son exposition «La Rupture» un article sur les conditions de vie des immigrés. C’était en 1982, il y a un peu plus de 40 ans… Un catalogue bilingue, édité par le Centre Culturelle du Creusot.

Photographe : Raoul Lacoste.

Textes: Antoine de Bary- Jean Genet- Tahar ben Jelloun-Serge Moscovici- Slimane Zéghuidour- Martine Charlot- Abdellatif Laabi- Hayat Bousta- Bernard Rettembach-Colette Petonnet- Chérifa ben Achour- Mara Laporte- Abdallah Barroudi.

Traduction : Abdelghani Bousta.

Photo- montage du peintre plasticien Antoine de Bary pour son exposition « La Rupture »

« La France a généreusement accueilli une main-d’œuvre étrangère pour l’aider à sortir de sa misère mais, actuellement cette main-d’oeuvre profite de nombreux avantages sociaux tout en étant source de problèmes structurels : chômage, déficit de la sécurité sociale, délinquance…D’où la nécessité de s’en débarrasser».

Cette idée reçue (et largement répandue) constitue en fait, un modèle du genre de la déformation historique et du conditionnement psychologique des masses.

Sans prétendre aborder ici une analyse exhaustive du rôle et de la place des immigrés dans la société française, contentons-nous de quelques données chiffrées qui parlent d’elles-mêmes.[1] Ceci, afin d’essayer de cerner ces ‘envahisseurs’ qui «menacent la paix et le bien-être des Français». Combien sont-ils ? Qu’ont-ils fait ? Quels profits tirent-ils des avantages sociaux octroyés aux travailleurs ?

Selon les statistiques du Ministère de l’Intérieur, ils sont au 2 Août 1982; 4.223.928 personnes dont 628.258 originaires d’Etats membres de la C.E.E. Le nombre d’immigrés en France est donc sensiblement le même depuis 50 ans.  Ils représentent 8% de la population française totale mais 8,5% de la population active. Ils sont donc en proportion beaucoup plus nombreux à exercer une activité professionnelle et contribuent d’une manière décisive à pallier au phénomène de vieillissement de la population française et au rétrécissement de sa population active.

En outre, ils n’exercent que les travaux subalternes les plus pénibles; 96% dans le nettoyage, 75 à 80% dans l’industrie automobile et 9% dans le petit commerce et divers emplois.

  • Les travailleurs immigrés paient leurs impôts comme tous les Français (impôts sur le revenu, impôts locaux, T.V.A….). Mais, les moyens financiers mis à leur disposition sont en deçà de leurs cotisations. Les sommes engagées pour leurs logements, leur formation, l’éducation des enfants… ont été prélevées sur le fond d’aide sociale (F.A.S.) qui est alimenté par la part retenue sur les allocations familiales des immigrés dont la famille est restée au pays. En 1981, cet apport représentait 94.40% du montant total du F.A.S.. C’est donc leur argent qu’on engage alors que leurs besoins sont loin d’être satisfaits.
  • . On a pu constater que le patronat Français effectuait plus de profits en recrutant, pour certains travaux, des immigrés. En effet, ces travailleurs venus à l’âge adulte n’ont rien coûté à la France (frais pour leur éducation, formation…). De plus, en matière de formation professionnelle, ils cotisent au 1% pour leur formation sans avoir un réel avantage; 8 sur 10 d’entre eux effectuent un travail qui ne demande que 3 semaines de formation seulement et parfois moins. D’autre part, un travailleur immigré analphabète (la majorité) doit faire une formation générale de base d’environ 8 ans avant de pouvoir entrer en formation professionnelle approfondie (F.P.A.) et accéder à un grade plus élevé dans son travail. Il doit donc pouvoir bénéficier d’une réelle préformation; mais, aucune structure n’a encore été mise sérieusement sur pied en préformation des travailleurs immigrés  analphabètes et semi analphabètes.

Ainsi, leur cotisation à la formation renfloue les caisses de l’Etat sans leur profiter.

  • De 1974, date d’interruption de l’immigration,  à 1982  les demandeurs d’emplois sont passés de 378.400 à 2.049.600. Ils sont 5,30 fois plus alors que le nombre de travailleurs immigrés est resté à peu près constant. Contrairement à l’idée reçue, ils ne sont pas la cause du chômage. On constate, par ailleurs, qu’ils sont le plus atteints par le chômage puisqu’il y eut, en un an, 35,2% d’augmentation de demandes d’emplois parmi les immigrés et 23,4% pour les Français.

En tout cas, le départ massif des immigrés aurait certainement des conséquences néfastes pour l’économie Française et mettrait certaines entreprises dans des difficultés réelles, voire même fatales. En effet, la plupart des emplois qu’ils occupent resteraient vacants.

  • Les travailleurs immigrés ont, dans une proportion de 25%, participé à l’essor économique de la France et à la croissance de son niveau de vie. Ils ont construit 33% des logements, le 1/4 des automobiles et 90% des autoroutes.
  •  Quant à la Sécurité Sociale, les travailleurs immigrés y participent sur la base du 11% de leur salaire. Ils ont donc théoriquement les mêmes droits que leurs camarades Français en matière de prestations. Mais, pour diverses raisons, ils perçoivent moins de prestations qu’eux. Celles-ci représentent, pour les dépenses de médecine courante, la moitié de celles des Français en raison :
  • de l’âge moyen des assurés: 32 ans pour les étrangers, 36 ans pour les assurés Français.
  • de la fréquence des remboursements à 100% : 8 à 10% chez les immigrés contre 20% chez les Français.
  • de la non – fréquentation des établissements privés qui représentent, à eux seuls, environ 45% des journées d’hospitalisation remboursées par la Sécurité Sociale.
  • La délinquance parmi les Français est plus importante (toutes proportions gardées) si l’on tient compte de l’âge, du sexe, des conditions de travail et de logement. En effet, la population Française comprend plus de femmes, d’enfants et de personnes âgées, catégories où il y a moins de délinquants. D’autre part, dans les contrôles de police et les enquêtes, plusieurs immigrés sont seulement mis en cause et n’ont pas commis de délits réels. En outre, beaucoup de délits concernent souvent leur situation juridique (cartes de travail, permis de séjour…). En revanche, plusieurs d’entre eux (dans 33% des cas) sont condamnés par défaut sans avoir été entendus par les tribunaux.

 Voyons maintenant dans quelles conditions sociales et psychologiques très pénibles vit cette main-d’œuvre étrangère qui a largement contribué au développement économique de la France.

  • 34,5% de Maghrébins habitent dans des hôtels meublés; 3,4% seulement en H.L.M. et 21,6% en appartement meublé. Ces données publiées en 1973 ne doivent pas avoir beaucoup changé puisque c’est à cette date que remonte la politique de limitation du regroupement familial. Cette politique est discriminatoire : en effet, lorsque ces travailleurs ont réclamé, pour sortir de leur isolement, leurs femmes et leurs enfants, on a tout tenté pour les en empêcher car chaque famille  nouvellement arrivée «pose problème» au niveau du logement, de la scolarité des enfants, de leur santé… Or résoudre ces problèmes élémentaires légitimes, c’est limiter les profits fabuleux tirés de l’exploitation de ces travailleurs.

Et, si en Mai 1981, le regroupement familial a été de nouveau admis, les conditions qui y sont mises actuellement le rendent pratiquement incertain.

  • Conditions de travail, salaire, logement… autant de causes de la mauvaise santé du migrant. Celui-ci a souvent un objectif: assurer un revenu plus ou moins fixe pour lui et sa famille. Il épargne pour pouvoir s’installer un jour dans son pays. Mais, en raison de la hausse des prix, il s’aperçoit que son salaire ne suffit plus. L’objectif qu’il s’était assigné, lui semble aléatoire et la date d’entrée dans son pays, repoussée à plus tard. Dans cet exil forcé, beaucoup ont l’impression de «travailler pour rien». Cette situation psychologique, en plus des cadences de travail infernales, supportant des privations pour pouvoir épargner (travail supplémentaire de nuit, les week-ends, les jours fériés…) a un impact négatif sur sa santé. Celle-ci se dégrade rapidement et le travailleur se trouve sujet à des accidents de travail graves du fait de la perturbation de ses fonctions psychologiques et psychomotrices. Les maladies les plus fréquentes étant psychosomatiques : ulcères, colites, gastrites.
  • Beaucoup d’enfants immigrés dont les parents sont analphabètes et qui vivent dans de mauvaises conditions matérielles, connaissent de graves problèmes scolaires. Ceux-ci sont dus, aussi, à l’environnement qui leur est étranger et souvent hostile, qui les ignore et les accuse.
  • Confrontés à une civilisation qui est différente de la leur, les travailleurs immigrés vivent souvent en vase clos pour ne pas dire «ghettos». Certes, bon nombre de personnes vivant dans un pays étranger tendent à se regrouper, mais le climat psychologique dans lequel s’enferment les immigrés est différent. Le regroupement est, ici, une sorte d’auto-défense contre un environnement souvent hostile et raciste. On ignore «consciemment» ou non la culture des autres,  surtout quand «ces autres» appartiennent aux classes les plus défavorisées.

Ce bref tableau sur le rôle et les conditions de vie des immigrés en France démontre, sans la moindre équivoque, que la xénophobie et le racisme sous toutes ses formes sont autant de phénomènes et d’idées reçues et entretenues sciemment, dans le but de masquer aussi bien les raisons historiques de l’immigration que ses soubassements économiques et politiques profonds. Dans « Impérialisme et immigration» A. BAROUDI écrit très justement :

«  Depuis le début du XIXe siècle, on assista, avec la montée des bourgeoisies européennes, puis américaine, au développement d’un processus d’accumulation du capital (…). Cette accumulation fut réalisée (…) par l’exploitation des matières premières locales disponibles avec la contribution vitale pour le capital, d’une main-d’oeuvre servile puisée dans une population vivant d’une agriculture subissant ses premières mutations et d’un artisanat ruiné par la concurrence  des produits industriels de remplacement.

Dans une deuxième phase, on assiste au développement du capitalisme expansionniste et impérialiste et au renforcement de l’accumulation capitaliste à l’échelle planétaire avec comme conséquence la colonisation de vastes régions du globe. Celles-ci sont devenues à leur tour des réservoirs de matières premières et de main-d’œuvre servile pour les usines installées dans les pays colonisés d’abord, et pour les industries des métropoles plus tard.

Pour les pays capitalistes, la main-d’oeuvre immigrée joue un rôle similaire à celui des autres matières premières, comme le coton, le cacao, le pétrole, le cuivre, etc. avec cette grande différence qu’elle constitue une matière première privilégiée, en tant que précieux capital humain «offert» gratuitement par les pays d’émigration (…). Oui, matière première vitale pour l’économie capitaliste, la main-d’œuvre immigrée l’est à telle enseigne que les immigrés sont «stockés» (…) dans des réserves à la périphérie des agglomérations tout près des complexes industriels»

Ainsi, les conditions de vie générales de ces travailleurs trouvent leur origine dans une politique d’exploitation menée souvent conjointement par le gouvernement d’origine et le pouvoir du pays d’accueil. Considérée uniquement comme un apport économique, une marchandise à bon marché, cette main- d’œuvre devait rapporter le maximum. Lorsque ces travailleurs émigraient seuls, on n’a jamais pensé à leurs problèmes sociaux… mais, lorsque leurs familles ont commencé à les rejoindre, la France s’est trouvée confrontée à des problèmes auxquels elle n’avait jamais «songé»… Aucune structure d’accueil n’a été mise en place pour ces familles envers qui on avait des devoirs. Des foyers ont vécu, attachés à leurs mœurs et cultures d’origine et l’on n’a rien fait pour valoriser celles- ci.

Au contraire, il fallait ignorer ces cultures, les étouffer pour mieux exploiter. Il fallait entretenir le racisme et l’intolérance au plus grand mépris des droits les plus légitimes de l’homme… alors qu’on s’octroyait par ailleurs le rôle de «défenseur des droits et libertés de l’Homme».

On ne saurait insister sur ceci : l’éradication du racisme commence par la reconnaissance de l’autre, de sa culture et par le respect de la dignité humaine à tous les échelons.

La France qui a ouvert ses frontières à toutes ces nationalités, d’origines culturelles différentes, doit pouvoir les respecter toutes. Elle devrait mettre sur place des structures d’accueil permettant non seulement de dépasser les problèmes socio-économiques que vit la majorité des immigrés, mais surtout valoriser leurs cultures, enseigner aux enfants leur langue maternelle et combattre par- là, la xénophobie et le racisme dont ils sont victimes et qui les mettent dans une situation psychologique très pénible.

Hayat Bousta
1982


[1] – Voir les rapports des Ministères de la Solidarité Nationale et de l’Intérieur ainsi que le rapport du M.R.A.P. intitulé : «les immigrés en France: ce que vous devez savoir