Suite aux différents soulèvements dans le Monde arabe et Méditerranéen, la revue Migrations société avait publié dans son numéro 143- Septembre-Octobre 2012, un dossier sous le titre « Du Maroc à Bahreïn, des migrations en zones de turbulences« . Ce dossier avait été coordonné par François Brun et Marguerite Rollinde qui écrivaient en introduction: » en faisant sauter le mur de la peur, en décidant de prendre en main leur destinée dans leur propre pays,les jeunes Tunisiens, Egyptiens, Marocains et autres porteurs de ces « printemps arabes » semblent vouloir trouver chez eux la réponse à leur demande de « dignité » et de « justice sociale » . Cet article sur les soulèvements au Maroc en fait partie.
Les différents combats que le peuple marocain a menés pour l’amélioration de ses conditions de vie ne se sont pas confinés au Maroc. Des marocains en France y ont joué un rôle non négligeable. L’évolution de cette implication est souvent en lien avec leurs engagements antérieurs dans différentes structures politiques et/ou associatives et avec l’impact de ces conditions de vie sur leurs familles restées au pays. Progressivement, ces prises de conscience les mobilisent aux conditions de leur vie en France et aux questions de reconnaissance de leur citoyenneté ici et là bas, souvent encouragés par les organisations syndicales françaises.
Avec l’éclatement des soulèvements dans le monde arabe, cette mobilisation s’intensifie autour du Mouvement du 20 février. Mais sous quelles formes ? Quelles sont les catégories sociales qui s’y impliquent ? Quel est l’impact de cette mobilisation au Maroc ?
Cet engagement des marocains de l’étranger à la situation de leur pays ne date pas d’aujourd’hui. La capitalisation de ces expériences est indispensable pour évaluer les évolutions des pratiques militantes à l’étranger et particulièrement en France où la sédentarisation des immigrés marocains est importante et nous interpelle sur leurs regards face à ces manifestations de colère et sur le lien qui existe entre ces engagements et leur positionnement en France.
UN ENGAGEMENT DE LONGUE DATE.
C’est essentiellement au début des années 50 que l’immigration marocaine sera de plus en plus importante. Cette période coïncide avec le développement de la résistance au Maroc en raison de différents évènements : l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hachad[1], l’exil du roi Mohamed V[2] et particulièrement la répression violente coloniale durant le massacre des carrières centrales[3] de Casablanca. La recrudescence de la résistance amène des marocains en France au syndicalisme (en particulier à la CGT) et intensifie leur volonté au combat.
Des cellules de la Résistance qui ont un rôle important sont organisées dans plusieurs villes de France : Gennevilliers, Bondy, Clichy et Saint Etienne avec Moulay Abdeslem Jebli[4], un des leaders de la Résistance à Marrakech qui joue un rôle important dans la coordination de la résistance au Maroc et pour son unité. C’est ainsi que la direction nationale du mouvement de résistance compte des immigrés parmi ses membres. Au-delà du soutien politique au parti de l’Istiqlal[5], ils contribuent au financement de la résistance par la collecte de fonds et certains d’entre eux soutiennent dès le début des années 50 la lutte armée pour combattre la colonisation. D’autres quittent la France pour s’investir dans le combat anticolonial au Maroc et intégrer la résistance marocaine.
A l’indépendance en mars 1956, certains d’entre eux retournent travailler en France. Sous le règne de Hassan II, dans un contexte politique très tendu, ils s’impliquent dans le combat contre la monarchie absolue à partir de la mise en réseau des immigrés aux niveaux français et international.
UN ENGAGEMENT DANS UN CADRE UNIFORME : L’EXEMPLE DE L’ASSOCIATION DES MAROCAINS EN FRANCE (AMF)
L’exil d’anciens combattants de l’Armée de Libération Nationale et de résistants s’accroît à partir de la fin des années 50 et début 60 en raison d’une politique répressive du régime qui s’accentue : détentions arbitraires, massacres, exécutions…Une longue liste de répression qui amène plusieurs anciens résistants et jeunes militants à se réfugier en Europe (Espagne, France, Hollande, Belgique, etc.) et en Algérie où ils organisent plusieurs actions d’information, de mobilisation de leurs compatriotes et de solidarité internationale et française.
C’est dans ce contexte politique que s’inscrit l’évolution des pratiques citoyennes des Marocains à l’étranger. Au contact de syndicats et de milieux politiques de gauche en France, ils se rassemblent à partir de 1960 dans une organisation de masse, l’Association des Marocains en France (AMF), sous l’impulsion de Mehdi Ben Barka[6]. Ce cadre de rencontres entre travailleurs, étudiants marocains et militants politiques se préoccupe en particulier de la situation sociale, politique et économique au Maroc.
Certains militants s’y distinguent, comme Zaïd Zaïdi, cet ancien résistant qui est contraint de quitter le Maroc et rejoint en 1959 la communauté marocaine immigrée. « Zaïd Zaïdi est l’un de ces hommes qui ont choisi le chemin du combat pour résister à toute forme d’oppression: le colonialisme, le despotisme et la répression au Maroc, les discriminations, les inégalités et l’exclusion en France. »[7]
La rue « Serpente » à Paris est, alors, l’adresse du local de l’AMF dont le permanent était Idder Arsala[8] : c’est dans ce lieu que s’organise, alors, la majorité des manifestations contre la répression au Maroc. Les structures de solidarité se développent. Les échanges politiques s’accentuent. Les militants des pays du Maghreb s’y rencontrent.
L’enlèvement en plein centre de Paris le 29 octobre 1965 de Mehdi Ben Barka est incontestablement un moment important dans l’action des Marocains en France.
Cette affaire, qui a marqué la France du XXème siècle et conduit le général De Gaulle à rompre les relations de la France avec le Maroc[9], a eu pour conséquence une mobilisation plus importante des Marocains qui progressivement s’intéressent, en particulier en mai 1968 et au contact du développement des libertés d’expression en France, au sort des immigrés.
Comme l’a souligné Albano Cordeiro[10], « mai 1968 est aussi pour beaucoup de travailleurs étrangers un moment de partage et de solidarité avec d’autres travailleurs, français et d’autres nationalités, lors des grèves de mai-juin. La participation des ouvriers est forte dans les usines phares des grèves. Rappelons les ouvriers maghrébins à Billancourt, les Espagnols chez Citroën. Cette expérience peut expliquer en partie l’essor que connaissent les luttes de ces travailleurs pour leurs droits, la décennie suivante ».
A titre d’exemple, voici le rôle que joue l’AMF pendant la grève générale dans l’usine PENAROYYA[11] de Lyon en 1972 : « Après la fermeture de la fonderie de Ouled Elhimar (près de la ville d’Oujda) qui devait être reconstruite, les ouvriers marocains, alors contremaîtres, seront recrutés dans les fonderies en France : Lyon, St Denis, en tant qu’Ouvriers Spécialisés (OS). L’AMF entretient alors des liens avec eux pour un cahier de revendications précis après la mort d’un ouvrier marocain suite à un accident de travail que la direction voulait taire. Plus d’une centaine d’ouvriers marocains se syndiqueront et entameront à Lyon, une grève de 32 jours »[12].
Cet engagement dans les luttes ouvrières en France les conduit progressivement à s’intéresser à la situation politique de leur pays qui les conduit à émigrer.
Mais, pour le régime marocain, la citoyenneté de « ses sujets » en dehors du territoire national est un problème à gérer. Il lui faut limiter voire contrecarrer les «effets subversifs» d’une citoyenneté qui échappe à son autorité. Ceci, d’autant que les réfugiés politiques, de plus en plus nombreux, étaient à la tête du militantisme dans l’immigration et mobilisaient des Marocains non seulement autour des questions relatives à leur résidence en France (revendications de leurs droits, organisation de stages de formation et d’alphabétisation, etc.) mais aussi autour des situations que traversent leur pays.
Le régime marocain tente alors de gérer cette situation qui lui échappe en créant en 1973, dans un climat de répression généralisée au Maroc[13], « l’Amicale des Ouvriers et des Commerçants Marocains en Europe » en vue de marginaliser l’AMF et les associations marocaines à l’étranger.
Pour un grand nombre de Marocains, cette officine apparut comme un instrument d’intimidation dont l’objectif était de paralyser et briser leurs activités syndicales et qui, grâce aux moyens mis à sa disposition, voulait mettre au pas l’immigration marocaine de plus en plus combative. Des militants syndicalistes sont menacés. Pendant l’été 1976, des dizaines d’entre eux sont arrêtés à leur retour au Maroc.
L’ENGAGEMENT DANS LA PLURALITE
Si l’AMF fut la première association des Marocains, l’engagement des Marocains en France évolue ensuite dans la pluralité à partir du début des années 70 quand s’expriment des contestations au sein de l’UNFP avec la création du mouvement du23 mars[14] et avec la création, au sein du Parti Communiste Marocain[15] (PCM), d’Ilal Amam[16]. Au Maroc, plusieurs de leurs militants sont emprisonnés ou exilés. Les divergences entre ces différents partis s’approfondissent en particulier autour de la question du Sahara occidental en 1975 et ont des répercussions sur les relations entre les marocains en France, engagés dans leurs partis respectifs.
L’AMF connaît la même situation et se scinde en deux groupes en 1975 : l’AMF-bureau national et l’AMF coordination des sections qui devient l’Association des travailleurs Maghrébins de France (ATMF) en janvier 1982 après que soit abrogé en octobre 1981 le décret pétainiste qui interdisait aux immigrés de constituer des associations. Celle-ci inscrit son combat dans le soutien aux mouvements de libération des pays du Maghreb, aux luttes syndicales pour la dignité des travailleurs immigrés (logement décent en particulier). Avec l’AMF et différentes associations elle participe en 1983 à la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme, surnommée par les médias « Marche des Beurs ».
Ces différentes activités liant la situation des Marocains en France à la situation de leur pays ont permis aussi de développer la solidarité auprès d’organisations françaises : organisation des comités pour la vérité sur la disparition et l’assassinat de Ben Barka, activités des comités de lutte contre la répression au Maroc, manifestations contre la répression. « En 1981, suite à la répression des évènements de juin 1981 au Maroc, a été organisé à Paris un défilé de 15 000 personnes relayé par la presse. »[17]
Ces actions jouent un rôle important dans la mobilisation et les informations de situations critiques pendant les années de plomb: Tazmamart, procès iniques, tortures, exécutions…que Gilles Perrault retrace dans son livre « Notre ami le roi »[18]. Toutes ces implications en relation avec les combats menés au Maroc accélèrent la dénonciation des pratiques répressives du régime marocain. Elles sont à l’origine de la libération des détenus de Tazmamart, de dizaines de détenus politiques dont Abraham Serfaty[19]et, suite au discours d’amnistie générale prononcé par Hassan II en août 1994, duretour des exilés politiques alors rassemblés dans une structure : le Rassemblement des Exilés Politiques Marocains (REPOM).
Ainsi, les différentes actions menées par les démocrates marocains en France comme dans plusieurs autres pays (Espagne, Belgique, Hollande, Allemagne, Algérie, etc.), quelles que soient les structures auxquelles ils adhérent, leur combat pour l’amélioration de la situation au Maroc a largement contribué aux « acquis » perçus depuis le début des années 90 grâce au travail d’information, de sensibilisation de l’opinion française et internationale.
Leur contribution également tant idéologique que politique se manifeste à travers plusieurs journaux et écrits qui vont faire le lien entre les militants au Maroc et à l’étranger, en particulier en France. C’est le cas, entre autres, du mensuel en langue arabe « Option Révolutionnaire » qui parut pendant près de 10 ans, de 1975 à 1984[20]. Comme disait Abraham Serfaty à propos de ce mensuel, « en prison, nous avons reçu les premiers numéros en 1979 et on a pu comprendre l’importance de l’émergence de ce mouvement qui (…) a formé des militants, ici, en Europe ; c’est un noyau formidable de cadres qui est un trésor pour tout le mouvement révolutionnaire marocain et aussi un héritage idéologique et politique important[21]».
Au début des années 80, alors que l’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH) était interdite, des militants créent en France l’« Association de Défense des Droits de l’Homme au Maroc » (ASDHOM). « Comblant le vide, [cette association] mobilisera surtout des militants au Maroc (…). En 89/90, plusieurs paquets du bulletin ² La lettre de l’ASDHOM² rédigé en France circulaient au Maroc. Nous avions près de 1000 abonnés et plusieurs dons de provenances diverses.»[22]
L’intronisation en 1999 de Mohamed VI crée chez certains militants un espoir de changement et d’amélioration des conditions de vie de la population même si la mobilisation contre la répression perdure en particulier en 2008, en soutien avec les victimes d’IFNI[23]. Actions de développement et d’échanges avec le Maroc s’organisent comme les réalise « Immigration Développement Démocratie »(IDD)[24]qui sensibilise aussi les opinions française comme marocaine sur la situation des Marocains en France et celle des réfugiés sub-sahariens au Maroc.
LES LUTTES ACTUELLES ET L’IMPLICATION DE MAROCAINS EN FRANCE
LE MOUVEMENT DU 20 FEVRIER
Les différents mouvements de contestation dans les mondes arabe et méditerranéen ont changé, malgré les interrogations actuelles sur leurs évolutions, le regard du monde occidental sur ces pays et leurs peuples. Ils ont remis en cause des régimes autoritaires et corrompus avec la complicité des pays occidentaux ayant pour conséquence une fracture sociale de plus en plus profonde conduisant des femmes et des hommes à s’immoler par le feu ainsi que des pouvoirs qui utilisent violences physiques, verbales, intimidations et baltaguiyas[25] tout en soulevant la question de l »impact de l’Islam comme religion d’Etat avec ses traductions différentiées.
Les différents combats menés par leurs populations pour la reconnaissance de leur citoyenneté, leurs droits et leur dignité au-delà des questions de pauvreté ne datent pas d’aujourd’hui. Ils sont marqués en lettres de sang dans plusieurs de ces pays et en sacrifices ininterrompus depuis de longue date.
« Où sont les luttes passées…elles ne font que progresser. » C’est l’un des slogans que le Mouvement du 20 février au Maroc entame à chacune de ses manifestations hebdomadairement dans plusieurs villes et tous les mois au niveau national pour affirmer que « ces revendications ne datent pas d’aujourd’hui mais depuis la résistance ; c’est une continuité avec des formes différentes qui donnent leur spécificité à chacun de ces mouvements »[26]. La spécificité de ce Mouvement réside dans sa généralisation – il a touché tout le Maroc et des petits villages si peu connus –, sa dimension politique – une revendication d’un changement profond du système en place, responsable de la misère –, son endurance et sa forme pacifique. Cette attitude s’explique par les promesses non tenues et un système de dépendance accrue, qui date de l’indépendance et qui renforce une fracture sociale plus grande qu’en Tunisie.
« Les centres de pouvoir économique sont occupés via le clientélisme et les moyens douteux. Les arrivistes et agents de pouvoir donnent libre court à la mauvaise gestion. La route est barrée à des dizaines de milliers de jeunes diplômés, privés de contribuer au développement de leur pays. La terrible rancoeur qui en résulte sur le plan personnel, rejaillissant sur le milieu familial et l’environnement social, constitue autant d’ingrédients pour aggraver la situation. La crise politique nourrit la crise économique et vice-versa. Et le terrain devient apte, jour après jour, à la floraisonde maladies sociales et de phénomènes de refus, d’intégrismes et de rejets de toutes sortes.»[27]
Les conditions subjectives comme objectives de cette implosion étaient là. Elles se sont manifestées par le passé et plus récemment en 2008 à Sidi IFNI, au moment même où se soulevait la population du bassin minier de REDEYEF en Tunisie. « Le samedi 7 juin 2008, à l’aube, les citoyens de la ville de Sidi IFNI dans le sud marocain ont été réveillés par les descentes démesurées des forces de police à leur domicile. Ville encerclée, familles de militants prises en otage, brutalité et menaces contre elles, (…) déploiement d’hélicoptères à la recherche des militants dans les montagnes et dans la ville. (…) Des dizaines de citoyens ont été bastonnés, des femmes molestées, injuriées …une barbarie qui rappelle les années de plomb ».[28] Les promesses faites pour améliorer le sort des habitants de cette ville ne seront jamais tenues.
Ces mécontentements culminent le 20 février 2011 dans tout le Maroc pour réclamer de manière pacifique dignité et justice, et s’insurger contre la corruption et le non droit.
Des jeunes et moins jeunes, dans une union exemplaire, ont ébranlé les a priori. Comme l’écrivent Allan Popelard et Paul Vannier,« c’est pourtant dans cette ville aliénée par la puissance expropriatrice des capitaux et des fantasmagories que les habitants ont tenté de développer un mouvement révolutionnaire. En interrompant le cours ordinaire des existences, l’irruption démocratique a laissé effleurer le peuple, là où le tourisme le maintenait identique à sa représentation dans le décorum de ses espaces folklorisés. A la faveur du mouvement du 20 février, la ville est apparue non plus comme une cité touristique, mais comme la base territoriale d’une communauté politique ».[29]
Ce Mouvement a fêté les 18-19 et 20 février 2012 son premier anniversaire en scandant « MAMFAKINCH »[30]. Jusqu’à aujourd’hui, il occupe certains quartiers dans les villes marocaines chaque semaine et reste vigilant même s’il est moins important. « Le Mouvement perdure et a marqué sa place incontournable même après la nomination du premier ministre PJD[31]. Il y a encore des revendications à atteindre et c’est la raison pour laquelle on continue. Le mouvement de contestation a fait libérer les rues, a imposé un agenda au Makhzen et a fait émerger la nécessité d’un rassemblement autour d’un programme unitaire avec les partis politiques. Les derniers évènements et la répression qui s’en suivit montrent que la répression s’accélère. »[32]
Bravant insultes, matraques et répression de plus en plus importante[33], ces jeunes ont montré leur conviction et leur résistance dans un combat pacifique. Plusieurs femmes sont présentes, voilées ou non voilées, en djelabbas ou en jeans, elles sont nombreuses à prendre la parole : « peu nous importe les discours sur la parité que l’on instrumentalise pour orner une façade ²démocratique², ce que nous voulons, c’est la reconnaissance de l’égalité dans les faits à tous les niveaux ».[34]Sara Soujar, matraquée et arrêtée, battue et insultée, prend souvent la parole pour expliquer les raisons de ces mouvements : imposer la reconnaissance de la dignité, du droit et de l’égalité. Lors de l’entretien cité plus haut, à la question sur l’implication des femmes, elle répond : « Les femmes sont nombreuses dans ce Mouvement, toutes couches sociales confondues: ingénieures, docteures, enseignantes, ouvrières, paysannes, chômeuses. (…) Les revendications des femmes sont une revendication de toute personne. Lorsque l’on dit pouvoir au peuple : le peuple est féminin et masculin. Le combat pour l’égalité des droits en général ne peut pas laisser de côté celui de l’égalité Hommes/Femmes au nom d’une hiérarchie dans les priorités.»[35]
Si, toutes catégories confondues, ces femmes et ces hommes continuent à descendre dans la rue, c’est qu’après tant d’années de servitude, de non droit et de mépris, après tant d’années de manifestations réprimées, les jeunes et moins jeunes n’ont plus confiance. « Vous ne nous tromperez plus »scandent-ils à chaque manifestation. C’est la raison pour laquelle ils ont boycotté le référendum constitutionnel du 1er juillet 2011 et les élections législatives du 25 novembre 2011.
Ces manifestations et marches pacifiques ont favorisé des débats publics sur la démocratie, la liberté mais aussi sur des sujets qui étaient souvent tabous : l’égalité hommes/femmes et la liberté de conscience comme partie intégrante de toute revendication de liberté.
Sur ces questions, Sara Soujare, lors de l’entretien cité plus haut affirme : « La société marocaine dépasse des tabous, par exemple au niveau vestimentaire. Il y a une évolution. Dans le quotidien, on débat sur la polygamie, l’union libre… mais au Maroc les lois sont plus archaïques que le vécu et les évolutions. Dans les familles, il y a une acceptation de ces situations. Au sein du Mouvement du 20 février, en présence d’un parti islamiste, ces débats ont eu lieu : la place des femmes dans ce mouvement, la répartition des tâches domestiques, le travail des femmes, l’éducation et scolarisation des filles, la mixité, etc. »
MOBILISATION DES MAROCAINS EN FRANCE
Le 20 février 2011 marque un élan d’engagement « renouvelé » de marocains en France en lien avec la situation politique au Maroc. Malgré l’omerta des médias sur ce mouvement, ils contribuent à sensibiliser l’opinion internationale: « le 20 février, au Trocadéro, à Paris, près de 100 personnes étaient rassemblées »[36]. Solidaires ou parties prenantes, ils ont un rôle de relai malgré les difficultés à faire entendre leur voix. L’initiative, au départ exclusivement organisée à Paris par des organisations politiques et des associations marocaines, est rejointe par des jeunes non engagés.« Des jeunes les ont rejoints et ont donné une dynamique importante, prenant des initiatives. Les premiers initiateurs leur ont laissé la place pour donner à d’autres camarades la possibilité de s’affirmer » (…). Cette structure ouverte organisera différentes manifestations parallèlement à celles du Maroc. »[37]
Plusieurs villes organisent aussi des comités de soutien ou des coordinations de Mouvement du 20 février : Montpellier, Marseille, Avignon, Nantes, Rennes, Lille, etc.Tractages dans les quartiers populaires, rassemblements devant l’ambassade et les consulats du Maroc, conférences de presse, interviews, publications de communiqués et de bulletins d’informations ont incontestablement mobilisé des marocains en France. Ils ont initié des formes de contestation nouvelles conjuguant revendications et animations culturelles.
Ici aussi, les femmes sont nombreuses. « La parité a été imposée dans les différentes prises de parole, les meetings, les rassemblements (…) Le débat, quant à lui, a été lancé en fonction de l’actualité suite à des agressions au Maroc contre des femmes… Ce débat a débuté malgré la présence d’un courant islamiste qui ne l’admettait pas. Certains parlent de priorité des luttes économiques(…). Ce qui nous a empêchés d’approfondir ce débat. »[38]
Lors de notre entretien avec Mohamed Jaite, celui-ci affirmait que la plupart des jeunes engagés dans cette coordination du 20 février en Ile de France étaient des étudiants en France depuis 3 mois à 3 ans et comptaient retourner au Maroc après leurs études. « Certains n’ont jamais milité au Maroc mais souhaitent un avenir plus juste et démocratique pour leur pays. » Ces jeunes étudiants dans le Mouvement ne se sont pas intéressés à la situation des immigrés. « L’argument qui prime n’était pas explicitement leur rapport avec la France. Laplupart ne se retrouve pas dans ces problématiques en France(…). On pense à la contribution, à l’évolution économique et sociale du Maroc ». Quant aux jeunes nés en France, « ils ont souvent une image de leur pays à travers la télévision. Celle-ci montre cette exception marocaine, un Maroc démocratique, un Maroc touristique…Pour eux, le Maroc leur permet de passer des vacances auprès de leurs familles(…) même si des exceptions se joindront aux manifestations du Mouvement du 20 février pendant les vacances d’été au Maroc. »
Ces difficultés à mobiliser les immigrés marocains et leurs enfants nés en France ne datent pas d’aujourd’hui même si, comme nous l’avions vu, la mobilisation de travailleurs immigrés fut importante auparavant. Depuis les années 90, elle diminue : « toute la politique d’Hassan II en rapport avec l’immigration était très dure : quand les immigrés passaient la douane, ils avaient très peur. Depuis la fin des années 90 les conditions de l’immigration à la frontière ont changé. L’intérêt des Marocains pour la politique a disparu en raison de ces changements qui facilitent leur retour au pays. Ceci explique le désengagement de plusieurs immigrés et l’affaiblissement des associations marocaines »[39].
Cet aperçu très bref nous permet de dégager certaines pistes de réflexion sur les raisons qui rendent difficiles l’engagement des immigrés marocains et en particulier des deuxièmes générations dans la scène politique marocaine.
- L’implication des militants politiques et des exilés s’explique par des convictions et des engagements qu’un certain nombre d’entre eux avaient dans leur pays et par leur engagement dans les organisations syndicales et politiques. Ils ont mobilisé l’opinion française et internationale, et contribué aux différentes réflexions idéologiques et politiques.
- Les divergences politiques avec leur lot de sectarisme ont engendré un travail en vase clos avec une multitude de débats sur les divergences, ce qui rendra difficile une dynamique hors structures politiques ou associatives et la mobilisation des immigrés en général.
- Le rapport des immigrés marocains à leur pays d’origine a été souvent entaché d’affectif, de dépassement de la rupture et du deuil des relations familiales qu’ils entretenaient dans leur pays. C’est ce qui les a souvent conduits à valoriser leur pays sans tenir compte du système qui domine. Plusieurs d’entre eux ont une attitude de défense et de protection du système plus qu’une attitude de remise en cause.
- Les différents dispositifs français en matière d’immigration, les dénigrements systématiques, la politique d’assimilation niant le respect de l’autre et de sa culture : autant d’attitudes qui amènent des jeunes à vouloir imposer la culture voire le culte du pays d’origine de leurs parents. Certains vont alors instrumentaliser l’Islam et
trouveront une écoute attentive mobilisant autour d’eux des jeunes souvent en interrogation identitaire qui seront convaincus que leur voie est celle d’un Islam de leur pays bien plus qu’un combat pour l’égalité des droits ou les changements structurels au Maroc.
Le lien entre immigration marocaine et situation politique au Maroc a été souligné lors de l’entretien précité avec Mounaim Ouhti à travers l’exemple des Harragas[40]:« Au Nord, dans les villes de Tanger, ElHoceima, Bouayache, la coordination du Mouvement du 20 février était très importante grâce à des jeunes qui voulaient auparavant passer à l’étranger en raison des difficultés de travail et de vie et qui ont rejoint le mouvement. Ils disent que les changements peuvent être faits à l’intérieur du pays. Ce constat a été relevé dans divers rapports des coordinations du Mouvement du 20 février »[41].
L’indépendance formelle du Maroc en favorisant les dépendances économique et culturelle n’a pas permis d’imposer la réciprocité nécessaire pour le développement du Maroc permettant à la population de rester dans son pays.
Par leur refus de « brûler » la frontière et leur volonté de rejoindre de manière active le Mouvement du 20 février, ces jeunes soulèvent ainsi la nécessité d’une restructuration des rapports Nord-Sud.
Celle-ci ne pourra se faire sans la déconstruction, tant d’une culture « coloniale » – comme le montrent les jugements de valeur sur les civilisations, les discriminations, les réactions racistes envers les immigrés et leurs enfants – que d’une culture de domination Sud-Sud – comme le montrent ces réactions de mépris à l’égard des populations sub-sahariennes au Maroc –.
De telles attitudes ne permettent pas ce « vivre ensemble », qui se trouve contrarié par les effets de la domination historique, sociale et économique. Elles expliquent les mouvements de contestations débutés le 18 décembre 2010, date à laquelle la Tunisie a soulevé cette « flamme olympique » d’un combat contre toutes les formes de mépris et d’impunité, et pour la reconnaissance des principes d’indépendance véritable, de citoyenneté, de droits, d’égalité et de liberté : tout autant de référentiels nécessaires à une démocratie véritable.
Hayat Berrada Bousta
Mai 2012
Intervenante sur les questions de discriminations
et de communication interculturelle.
Exilée politique marocaine de mars 1973 à Octobre 1994.
Membre du Forum Marocain Vérité et Justice -France-
[1] L’une des grandes figures du Mouvement National tunisien. il fut assassiné en 1952 par une frange armée favorable à la colonisation française. Sa mort va soulever les mouvements de résistance dans tout le Maghreb
[2] Mohamed V, père d’Hassan II était sultan du Maroc de 1927 à 1953, date à laquelle il sera exilé par la France à Madagascar. Après l’indépendance en 1956 il sera roi du Maroc jusqu’à sa mort en février 1961.
Au sujet des rois du Maroc, V. DALLE Ignace: « Les 3 rois. La monarchie marocain de l’indépendance à nos jours »– éd. Fayard, septembre 2004, 840p.
[3] Suite à l’assassinat de Farhat Hachad, des émeutes dans les carrières centrales de Casablanca seront violemment réprimées par la France. V. BUTTIN Paul, Le drame du Maroc, éd. du Cerf, 1955, 240p.
[4] Moulay Abdeslam Jebli, originaire de Marrakech est considéré comme un stratège pendant la colonisation. Il joue un rôle clé dans les réseaux de résistance du Sud. A l’indépendance, en exil à Paris, il continue sans relâche son combat pour la démocratie.
[5] Parti de l’Indépendance constitué clandestinement le 18 décembre 1943. Il diffuse le Manifeste de l’Indépendance le 11 janvier 1944.
[6] Leader de gauche marocaine et de la lutte anti impérialiste, il fut enlevé le 29 Octobre 1965 en plein cœur de Paris. Jusqu’à ce jour, tous les 29 octobre, répondant à l’appel de sa famille et de l’Institut Ben Barka- Mémoire Vivante, un rassemblement de marocains et amis du Maroc se tient en face de la Brasserie LIPP à Paris.
[7] « Jossour » hors série du bulletin de l’AMF en hommage à Zaïd Zaïdi, mars 2009, p 4.
[8] L’un des premiers présidents de l’AMF en exil. Il est menacé d’expulsion en 1972. La mobilisation des Marocains et Français a empêché cette expulsion. Il continue toujours son combat pour la démocratie au Maroc.
[9] V. Maurice Buttin, Hassan II -De Gaulle- Ben Barka. Ce que je sais, éd. Karthala, octobre 2010, 494p.
[10] Sociologue spécialiste des questions migratoires et des associations portugaises de France.
[11] Source : http://rebellyon.info/Penarroya-les-travailleurs.html
[12] Entretien réalisé à Paris en mars 2012 avec Karim Messaoudi, ancien président de l’AMF.
[13] Après les deux coups d’Etat (1971 et 1972), les évènements de l’Atlas en 1973 se soldent par la mort de plusieurs militants, des arrestations et des condamnations à mort exécutées. V. BENNOUNA Mehdi, « Des héros sans gloire », Tarik, juin 2002, 374p. Mehdi est le fils de Mohamed Bennouna, grande figure de la gauche, mort sous les balles de la police marocaine le 3 mars 1973.
[14] Suite au soulèvement à Casablanca le 23 mars 1965, qui a été réprimé dans le sang, des militants de l’UNFP font scission et créent le « Mouvement 23 Mars », qui deviendra en 1983 l’ « Organisation de l’Action Démocratique Populaire » (OADP) fondée par l’ancien résistant et homme politique de gauche, Ben Said Ait Idder.
[15] Interdit en 1959, il devient en 1969 Parti du Progrès et du Socialisme
[16] Scission estudiantine et radicale de l’ex-Parti communiste marocain, créée le 30 août 1970.
[17] Entretien avec Karim Messaoudi, V. note infrapaginale n°22.
Au sujet de ces événements : suite à l’appel à la grève générale qui ont débuté le 18 mai 1981 au Nord du Maroc, les protestations contre la cherté de la vie s’accélèrent du 18 au 20 juin et se sont transformées le 21 juin en émeutes particulièrement dans les quartiers populaires de Casablanca. L’armée investit la ville (utilisation de chars, d’hélicoptères), tire sur les manifestants à balles réelles (on a dénombré entre 300 et 600 morts jetés dans des fosses communes). Des militants ont été torturés. L’état de siège a été proclamé.
[18] Gilles PERRAULT , « Notre ami le roi », éd, coll. Folio, avril 1992, 378p.
[19] Responsable politique d’Ilal Amam, il fut incarcéré en 1974 et condamné en 1977 à la réclusion perpétuelle. Il est libéré en 1991. A sa sortie de prison, il est« banni » par Hassan II et contraint de s’exiler en la France. Après la mort d’Hassan II, il retourne au Maroc en 1999, où il décéde le 18 novembre 2010.
[20] V. Maroc Réalités: site regroupant des archives de marocains en exil (bulletins, journaux en français et en arabe).
[21] Hommage rendu le 29 octobre 1998 à Abdelghani Bousta qui fut l’un des fondateurs d’Option Révolutionnaire et responsable de ce Mouvement. Il fut par la suite le représentant du Parti d’Avant-garde Démocratique Socialiste (PADS).
[22] Entretien réalisé à Paris le 21 mars 2012 avec Larbi Maaninou, ancien président de l’ASDHOM
[23] V. note infrapaginale n°11
[24] Créée en 1999, IDD est un réseau d’associations issues de l’immigration marocaine qui coordonnent leurs actions en vue de dynamiser le développement solidaire avec le Sud de la Méditerranée.
[25] Hommes de main à la solde du régime pour réprimer la contestation. Terme que les évènements de la Place Tahrir au Caire ont rendu célèbre
[26] Entretien à Casablanca le 22 février 2012 avec Sara Soujar, militante de la jeunesse du Parti d’Avant-garde Démocratique et Socialiste (PADS) et activiste dans le Mouvement du 20 février.
[27] Abdelghani Bousta: » Intégrisme ou démocratie au Maroc? »– Revue Hérodote N° 77- 2ème trimestre 1995.
[28] « Lettre du Forum », Bulletin du Forum Marocain Marocain Vérité et Justice- France, n°4, juin 2008. P 1
Cette structure en France depuis 2001 regroupe toutes les victimes de la répression des « années de plomb ».
[29] Allan POPELARD ; Paul VANNIER , » Les deux Marrakechs », Le Monde diplomatique, août 2011.
[30] « On ne lâche rien »
[31] Parti de la Justice et du Développement, de référentiel islamique.
[32] Entretien réalisé à Casablanca le 22 février 2012 avec Mounaim Ouhti, activiste du Mouvement du 20 février et membre du bureau politique du PADS.
[33] Des détenus font toujours la grève de la faim, les détentions sont arbitraires et visent les jeunes les plus actifs, les intimidations et insultes plus fréquentes en particulier contre les jeunes femmes, les menaçant de viols.
Au sujet de la répression au 1er mai, voir : http://www.youtube.com/watch?v=_vJ9ZTyjDGY&feature=youtu.be
[34] Intervention d’une jeune activiste recueillie à l’anniversaire du Mouvement à Casablanca le 19 février 2012.
[35] Entretien avec Sara Soujar, v. note infrapaginale n°2.
[36] Entretien réalisé à Paris le 20 mars 2012 avec Mohamed Jaite, premier coordinateur du Mouvement du 20 février en Ile de France et responsable à l’Association Marocaine des Droits de l’Homme – France (AMDH).
[37] V. note infrapaginale n°36
[38] Entretien réalisé avec Mohamed Jaite, note infrapaginale n°36.
[39] Entretien réalisé avec Karim Messaoudi, note infrapaginale n°22.
[40] Traduction : « brûleurs » (des jeunes qui traversent clandestinement la frontière pour rejoindre l’Espagne et la France).
[41] V. note infrapagaginale n°6.