Aux bons soins du Bureau National
L’été 1994, Hassan II prononce son discours d’amnistie. Nous avions rejoint notre pays après 22 ans d’exil, le 26 octobre 1994. Ce courrier a été envoyé au Comité Central du Parti d’Avant-garde Démocratique et Socialiste (P.A.D.S) auquel j’adhérais dès sa constitution. Il avait pour objectif de clarifier certaines questions pour répondre à la manière dont on me présentait seulement » comme épouse » et non militante à part entière.
Chers Camarades,
Je tiens à m’excuser pour ne pouvoir écrire qu’en langue française, n’ayant pas eu depuis plus de vingt ans, à écrire en arabe.
Avant toute chose, je nous félicite de la nouvelle parution du journal « Attarik » car l’absence d’un organe du Parti réduit nos possibilités de propagande.
Cependant, si je vous envoie ce courrier, c’est principalement pour clarifier certains points parus dans le dernier numéro du journal « Attarik » et qui soulèvent des questions politiques.
1) J’ai été désagréablement surprise de voir, pour l’événement important de notre retour d’exil, l’information en septième page, après la publication fort tardive des photos des personnes arrêtées lors de l’affaire de Marrakech. Si la réunion du Conseil National a certes, une importance indiscutable, la présence en son sein et le premier retour des exilés du P.A.D.S. dans leur patrie est un événement important et une « première » comme diraient les journalistes.
2) Selon les responsables de ce journal, semble-t-il, il n’est pas important que des camarades exilés depuis plus de vingt ans assistent à cette réunion, ni nécessaire de publier une photo montrant leur présence. Le fait était peut-être, à leurs yeux, banal. Or, en dehors de toute explication ou considération politique, le retour de l’exil comme la libération des détenus politiques doit être, de manière explicite et publique, le signe de notre victoire et nos acquis dans certains combats que nous menons.
3) On a omis, de publier ma photo avec mes camarades d’exil et dans le commentaire, on m’a considérée dans ma seule relation d’épouse et de mère. Je suis fière de ce rôle que j’assume avec toute responsabilité donnant un exemple de comportement familial et éducatif, autour de moi. Mais, je ne permets à personne de m’enlever mon identité politique et le sens de mon engagement.
Quelle en est la raison ? Peut-être n’était-on pas au courant, de ma situation dans le Parti. Quand on est journaliste, on s’informe et certains de nos responsables ne me connaissent que trop bien pour m’avoir rencontrée maintes fois à Paris. Mais pour ceux qui ne me connaissent pas, je ferai cette mise au point :
J’ai adhéré à l’U.N.F.P. en 1967, (à ce moment certains de nos militants n’étaient pas encore nés) et, ce, avant mon mari. A cette date, j’ai milité au sein de l’U.N.E.M. et toujours considéré mon engagement prioritaire par rapport à toute question personnelle.
Je me suis exilée en 1973 par conviction et non pas pour suivre mon mari comme on semble le croire. En 1980, on a refusé de me renouveler mon passeport.
Je ne tiens pas à développer, ici, l’histoire de notre Parti et toutes les clarifications que nous avons dû faire pour que la voie de la Démocratie soit progressivement épurée de toute velléité d’opportunisme et d’aventurisme. J’y ai contribué incontestablement sans vouloir durer dans un poste quelconque de responsabilité. J’étais dans la Direction fédérale pendant des années mais, j’ai estimé qu’il fallait laisser à d’autres ces responsabilités que j’avais assumées, car je reste persuadée que la survie d’un Parti est dans l’organisation et la formation de relèves capables de le faire évoluer; sinon, il s’asphyxie, un jour.
Je ne pensais pas que je devais un jour, avoir à rappeler mon engagement. Certains responsables d’un autre Parti qui m’ont côtoyée en France le savent et n’ont pas hésité à le dire lors de l’allocution faite suite à mon retour d’exil le 26/10/94. Il est regrettable que certains de nos camarades, dans nos rangs, l’aient oublié…
Vingt-deux ans d’exil, chers camarades, vous ne pouvez savoir combien cela pèse et, lorsque le mur de l’exil s’effrite, ce sont deux familles que l’on s’attend à voir : la famille politique et la famille personnelle mais on s’attend aussi à ce que toutes les deux, aient une connaissance et reconnaissance réelles de nos identités à tous, sans exception.
Or, il a fallu, que l’on rappelle à l’un de nos responsables qu’il avait oublié de me citer pour qu’il le fasse à la fin de son allocution le 26/10/94.
A ce stade, il aurait été légitime que je rende ma carte du Parti…Cela est certes, légitime mais n’entre pas dans ma conception des choses. C’est par conviction profonde que j’ai toujours adhéré au Parti, même si je ne suis pas d’accord avec les pratiques et les analyses de certains responsables ou militants. J’ai toujours considéré que le Parti et son organe « Attarik » nous appartient à tous et je reste persuadée, qu’il existe en son sein, des militants réellement porteurs de l’idée d’Egalité et de Démocratie.
C’est grâce à la conviction et l’action persévérante de tous ses militants que le Parti existe. Sinon, il n’existe pas…
Tout cela pour une photo que l’on n’a pas publiée ? Me diriez-vous. Oui, car, je ne peux me l’expliquer par quelque négligence et si cela était, cet oubli ne peut avoir son explication qu’en raison de certaine mentalité révélatrice de bien des comportements.
Aujourd’hui encore, à l’aube de l’an 2 000, dans un parti de gauche qui se veut être d’avant-garde, certains responsables de son organe de presse sont à assimiler la femme à son mari et ne reconnaissent pas son identité. Avouez, chers camarades, que cela est très dur à admettre surtout lorsqu’on a passé vingt-deux ans en exil! Ce n’est pas le désir de voir publier ma photo qui me scandalise (je n’ai pas besoin de cela pour me faire connaître), c’est surtout les raisons explicites et implicites qui ont conduit certains à cette pratique. Cela est, pour moi, révélateur d’une structure éducative et culturelle reproduisant les rapports sociaux dominants. La Démocratie n’est pas seulement un combat pour la société civile et politique, elle est, avant tout une révolution personnelle sur tout ce que l’on a pu véhiculer depuis des années. Et, comme le disait Rosa LUXEMBOURG » La pratique du socialisme exige un bouleversement complet dans l’esprit des masses dégradées par des siècles de domination de la classe bourgeoise« . Lorsqu’il s’agit de domination féodalo-capitaliste, il faudrait une véritable révolution !…
Aussi, pour que ne soient pas répétées les mêmes erreurs démobilisatrices et démotivantes, cet oubli et cet amalgame, peut-être inconscients, méritaient, à mon sens que l’on s’y attarde.
J’espère, d’autre part, que pour tous mes camarades, encore en exil, leur retour dans notre pays occupera la place qui lui revient comme évènement de première importance.
Je vous écris là mon opinion personnelle. J’espère que cela ne sera pas utilisé pour d’autres considérations.
Confiante en la responsabilité et la dimension démocratique d’un grand nombre de nos militants.
Recevez, Chers Camarades, mes sincères salutations militantes..
Hayat BERRADA
Le 05 décembre 1994
P.S. Ce n’est pas par ignorance des canaux organisationnels que j’envoie ce courrier au Comité Central. Non seulement, je me sens directement concernée mais encore j’ai souhaité soulever des questions qui doivent préoccuper une majorité de mes camarades.
Une copie a été envoyée à la Fédération d’Europe Occidentale.