Abdelghani Bousta, vingt ans après – Septembre 2018

En septembre 2018, le PADS avait invité les différents partis de la Fédération de la gauche à une conférence à l’occasion de la 20ème année de la disparition de Abdelghani Bousta sous le thème de l’union de la gauche, un thème qu’il avait longuement défendu. Cette conférence a été organisée à Marrakech, sa ville d’enfance. Pour cette raison, alors que je n’intervenais en général qu’en français, l’intervention se fera en arabe dialectal.
Cette journée a été l’occasion de présenter le livre de différents textes que Abdelghani avait publiés ainsi que la diffusion d’une vidéo sur son parcours.

Chers amis et camarades,

Vous avez l’amitié et la reconnaissance  de nos enfants, Amine et Rhita,  qui ne pouvaient pas venir en raison de leurs engagements.  C’est grâce à eux que le site Maroc Réalités a pu se faire. Non seulement par leur contribution tant technique au niveau de la programmation, qu’au niveau de la méthodologie mais surtout par leur trajectoire personnelle et professionnelle de réussite, d’autonomie et de défi qu’ils se tracent à toute épreuve. Leur attitude m’a permis de me consacrer au travail d’archives, de scans, d’organisation de ce qui nous appartient à tous, de ce qui vous appartient.

Je tiens à remercier au nom de la famille le PADS et toutes les organisations qui ont répondu à l’appel de cet hommage à Abdelghani .

Merci aux amis et camarades à Marrakech, à Rabat…qui ont pris de leur temps et se sont mobilisés pour l’organisation de cette rencontre au moment où l’appel à la mobilisation pour ces mouvements de contestation et de boycott ont jalonné ces dernières années notre pays.

Merci à Abdelkrim Ouchacha: tu as donné tant de ton temps alors que tu avais plusieurs tâches à assumer. Tu as dû reprendre les textes de Abdelghani d’autant que plusieurs d’entre eux étaient manuscrits.
Merci à notre ami, notre camarade Abdelhaq Kass : toi qui étais, après ton emprisonnement  en 1984 suite aux évènements de janvier 1984, arrivé à Paris dans notre maison. Tu as travaillé dans le même local où Abdelghani écrivait ses différents articles (Massar, Attarik…). Tu dois savoir mieux que moi combien il passait de temps à l’écriture. Toi qui as organisé à Paris des rassemblements en hommage à ton camarade et ami en 2004, en 2008 projetant un documentaire que notre ami et camarade Fadi Ben Adi avait fait.  Tu as donné à l’amitié sa dimension humaine indispensable à la confiance, le respect et les échanges constructifs. .

Un hommage à Abdelghani  dans sa ville, celle où il jouait au foot pendant des heures comme me le disait son frère Abdellah, celle de sa famille et de ses nombreux amis. Celle où il aimait chanter et participer aux différentes activités marrakchies. Mais celle dont il a été privé   pendant ses 22 années d’exil et dont il n’a pas pu profiter  depuis notre retour le 26 octobre 1994.

Chers amis,

Pendant ces 22 années d’exil, Abdelghani, mon ami, mon camarade mon amant, mon mari et le père de nos enfants fut aussi ma famille comme j’étais pour lui sa famille.

Chaque exilé vit ces moments de séparation et de non liberté comme une perte de ce que l’on pouvait faire et vivre parmi nos concitoyens, nos familles tant personnelles que politique.

L’exil une fois vécu, même après le retour dans notre pays,  est partie intégrante de notre identité

Abdelghani a traversé ces périodes dans l’obligation et la conviction du « faire » pour les principes de la dignité humaine : égalité-justice-démocratie.

C’était un scientifique mais il aimait aussi  les échanges philosophiques. Il aimait aussi chanter et faire Eljazal. Il était probablement à 20 ans promu pour jouer dans un club de foot.

Mais voilà, il est passé par Grenoble pour faire sa spécialité en automation et il a été emporté par ce combat que nous menions pour plus de justice, d’égalité et de dignité. Il a fait son choix sans concession.

Il y eut différents moments dans son engagement que j’ai souvent remarqués  non seulement lors des différents débats que nous avions mais aussi dans ses écrits que nous avons publiés dans  le site Maroc Réalités qu’il avait créé en 1998 .

Je tiens à remercier pour leur contribution de la saisie de ses textes Fatima Benadi et Hamid El Mossadeq

Lorsqu’il y a plus de 15 ans, nous avons commencé à trier les archives que Abdelghani avaient en sa possession, non seulement jusqu’à présent je le redécouvre mais il est toujours présent.

Abdelghani a publié plusieurs articles et fait beaucoup d’interventions. Tous ces apports tournent autour de 3 centres d’intérêt dans sa trajectoire politique :

  • L’instrument de nos choix : à savoir l’organisation politique, le Parti. Son évaluation nécessaire
  • La nécessité du faire ensemble : le rassemblement des forces démocratiques.
  • Qui sommes-nous  en tant que démocrates : la notion de démocratie

C’est essentiellement dès 1973, après les évènements de mars 73 et suite à plusieurs débats qu’il avait avec plusieurs militants (Touzani, Mountassir Si Amine) qui étaient bien avant lui dans la lutte armée qu’il comprenait la nécessité de l’évaluation de nos expériences, de questionner les priorités comme le montre une réunion organisée en Algérie en mars 1974 dont il en fait le compte rendu.

Et, par la suite en passant de la clandestinité à l’exil à Paris, il contribuera aux différentes rencontres sur l’évaluation de l’UNFP et autocritique ainsi que la plate-forme d’orientation d’Option et en fera les synthèses que nous avons manuscrites.

«  Notre Mouvement combattra toujours l’orientation réformiste-aventuriste partant du fait que le réformisme et l’aventurisme sont les 2 faces d’une même monnaie »

Avec nombre de militants d’Option, il veillera à ce que ces 2 attitudes n’entachent pas le Mouvement. Et, lorsque ce fut le cas, la grande majorité des militants n’ont pas hésité à se séparer de Mohamed Basri quelle que soit la dimension de résistant de celui-ci. Abdelghani en explique les tenants et les aboutissants lors du conseil régional du Mouvement d’Option Révolutionnaire de 1982.

Par la suite, il fera plusieurs articles dont  « de l’UNFP au PADS » parus dans l’hebdomadaire du PADS , Attarik. En 1997, il fera le plan d’une évaluation critique du Parti tenant compte de la période socio-politique et culturelle du pays. Il en fera le plan, prévoyant sa publication pour 2000.

Au-delà de toute évaluation et critique constructive, si l’on projette de contribuer aux changements fondamentaux dans notre pays : face à l’autocratie des uns et à l’opportunisme et le faux semblant des autres, le rassemblement des forces de changement était urgent. Un rassemblement qui tienne compte d’une stratégie pour imposer l’Etat de droit, un rassemblement pour  « Rompre le cercle vicieux: crise politique-crise économique par des réformes démocratiques profondes permettant au pays de saisir sa chance et d’ouvrir la voie du développement et du progrès. »

Ce souci de rassembler date de 1975, au nom d’Option Révolutionnaire, il entame plusieurs rencontres avec les autres formations politiques avec le Mouvement 23 Mars qui deviendra OADP puis PSU, avec Illa Alamam , avec Arrabita dont les militants qui rejoindront le PADS ainsi qu’avec d’autres démocrates qui n’étaient adhérents dans aucun parti.

En 1996, dans une interview avec Moubaraki pour Alyassar Addimocrati il disait , concernant la constitution d’un large Front uni des forces qui militent pour imposer les fondements de la Démocratie dans notre pays: «  ce front, à notre avis, ne représente pas les différentes rencontres ou accords entre les directions de ses composantes mais il s’appuie sur les trajectoires et l’évolution des luttes à la base…tenant compte de la démocratie interne« .

Cette union dont il publie plusieurs articles dans Attarik qui seront regroupés en brochure doit être une préoccupation au-delà de nos frontières : l’union du Maghreb.

C’est dans cette perspective qu’il faut approcher la question du Sahara. Lors d’un colloque en 1981 sur la question du Sahara Occidental, enregistré et publié dans le site Maroc Réalités, il insiste sur notre devoir de tenir compte des sacrifices consentis par les militants de l’ALN du Sud en 1957 qui continuait à combattre le colonialisme espagnol pour la libération de ces territoires et l’unité nationale et qui ont subi la répression du régime. Ce n’est pas à nous aujourd’hui, dira-t-il, de les abandonner en omettant les sacrifices endurés en 1957 pour leur libération. Le régime a abandonné ces territoires et a négocié ses récupérations pour sortir de son isolement suite aux coups d’Etat de juillet 1971 et Août 1972 ainsi qu’aux évènements du 3 mars 1973.

 » On ne peut cautionner encore une fois la fabrique de frontières coloniales imposées en Afrique et au Moyen Orient. On ne peut cautionner que toutes les fois qu’il y a un puits de pétrole, on en fait un Etat et toutes les fois que l’on découvre un gisement de phosphate,on veut en faire un Etat au service de l’impérialisme et des réactions régionales et locales à l’encontre de  l’union des peuples. »

III-Progressivement et depuis notre retour au pays en 1994, les questions théoriques et idéologiques prennent le dessus par rapport à l’organisationnel : qui sommes-nous ? Il aborde alors le thème de socialisme scientifique dans un colloque en Suisse, et en particulier la notion de Démocratie.

Il insiste sur la démocratie interne indispensable au sein des  partis et du rassemblement des forces qui nécessite d’évaluer à chaque moment nos positions et actions dans un esprit d’autocritique constructive. Mais aussi sur la nécessité d’un travail que chaque militant devrait faire sur lui-même pour acquérir un comportement de démocrate.   Il n’y avait pas, pour lui, de démocratie, sans démocrate.

Il dira lors de l’interview traduit en français avec le journal Addimocrati :

« L’individualisme autocratique est une séquelle de notre société où existe encore le règne de la servitude et la mentalité féodale malgré les manifestations d’une modernité formelle. Ses différentes formes habitent notre société au niveau de la famille, à l’école, dans l’administration, dans l’économie, et la culture dominante.

Et, étant donné que le Mouvement progressiste est partie intégrante de cette société, objectivement, il est amené à reproduire une partie de ces séquelles individualistes autoritaires non démocratiques. Cependant, en dépit de cette donnée, il n’est nullement concevable que toute force se considérant démocratique s’y conforme, l’accepte  comme une donnée qui tombe du ciel et abandonne les principes démocratiques en les tordant comme un morceau de caoutchouc selon des revendications du moment.

De même, il n’est pas concevable qu’un militant qui se dit démocrate pratique le contraire avec ses camarades, sa famille, au niveau professionnel ou dans ses relations sociales. Si nous voulons réaliser la démocratie dans notre pays, il faut commencer par la concrétiser en nous-mêmes en premier lieu. Le plus grand effort que nous devons faire quotidiennement est l’effort pour dépasser nos faiblesses, nos habitudes pour nous améliorer et évaluer nos comportements en restant vigilant de manière continue« .

C’est la raison pour laquelle, au-delà des revendications de  démocratie institutionnelle, nécessaire, certes, c’est une notion de démocratie sociale et personnelle.

Aussi, la question des droits humains étaient pour lui essentiellement politique. En 1990, au Conseil de l’Europe,[1]il déclarait : sur la question des droits humains: « La dynamique des droits de l’Homme nous impose (donc) non seulement de défendre leur application tels qu’ils sont définis dans les déclarations internationales mais d’oeuvrer constamment à leur évolution et leur promotion ».

Et, pour lui, l’humain devait être au centre de tous nos choix politiques. Le rassemblement populaire et démocratique doit installer l’humain devant le politique……

.Il écrit plusieurs articles sur cette question dans Attarik, en arabe dans Hérodote sur Intégrisme et démocratie. Il fera plusieurs interventions sur ce sujet.

Se nourrir de l’esprit démocratique est une nécessité pour mener cette longue lutte contre toutes les formes de servitude et de dépendance.

Pour Abdelghani, toute organisation politique se doit d’avoir des tactiques diverses pour accéder à la démocratie. Mais, pour lui, toute tactique politique ne peut se faire que dans le cadre d’une stratégie claire et transparente en faveur du peuple.

Son dernier article, peu de journées avant sa disparition,  était consacré au « 8 mois du gouvernement ElYoussoufi ». Un article en français concernant la position de celui qui, pourtant, épousait les thèses anti-réformistes mais décidera de rejoindre le gouvernement   en tant que premier ministre. 

«  S’agit-il d’un marché de dupes ? Dans ce cas, les illusions ne tarderont pas à s’évaporer. Le pouvoir absolu réapparaîtra sous son vrai jour, derrière les façades factices »

 « S’agit-il alors de calculs politiques d’un autre ordre et de spéculation sur l’hypothétique succession? Dans cette hypothèse fallait-il à tout prix être dedans plutôt qu’en dehors du pouvoir?

 « …Ou bien s’agit-il de se positionner en tant qu’alternative au pis allé, mais meilleure que celle des islamistes en se positionnant, comme l’ultime « rempart » contre l’intégrisme ? … L’intégrisme a son terreau qui se nourrit des problèmes sociaux et économiques inextricables… »

 «  Dans tous les cas, s’agissant de succession ou de danger intégriste, la spéculation n’a jamais fait une politique. Encore moins une stratégie. »

Pour terminer

Abdelghani qui disait « celui qui lutte peut perdre celui qui renonce à lutter a déjà perdu »  nous a quittés le 21 septembre 1998. Que l’on partage ou pas les positions qu’il défendait avec témérité souvent, la majorité de ceux qui l’ont connu, côtoyé s’accordent pour rendre hommage à sa tolérance, son esprit de solidarité et son amabilité et, souvent, son sourire…

Sadek Hadjeres, un de ses amis Algériens, militant anti colonial qui fut membre du PCA puis responsable du Parti d’Avant-Garde Socialiste lui avait demandé en 1995 d’écrire un article « Intégrisme et démocratie au Maroc »[1]pour la revue Hérodote. Depuis, ils se sont rencontrés à d’autres reprises. Il lui rendait hommage par ces mots :

 «  Connaissant la gravité de son mal, il y faisait face pas seulement par ses paroles et son humeur égales mais par sa ténacité tranquille à poursuivre ses activités, à échafauder des prévisions alors que chaque effort lui coûtait. Il était si convaincant que le médecin que je suis se prenait sans illusion à espérer un miracle.
Abdelghani a pourtant réalisé chez ceux qui l’ont approché mieux qu’un miracle. Il a renforcé notre confiance en les êtres humains et leurs capacités. Il nous incite à explorer encore plus les voies d’une rénovation et d’une revalorisation du politique et du rôle des partis, à une époque où ces derniers ont été érodés par les dégâts de la mondialisation capitaliste relayées par les pratiques hégémonistes ou opportunistes. A propos de nos bonnes intentions,  Abdelghani aurait dit : nous serons jugés sur nos actes ».

En vous remerciant encore une fois pour  votre présence. Peut-être que certains parmi vous n’étaient pas encore nés en 1998 ou étaient enfants ou adolescents. Et c’est là, la justesse et positivité de ce combat.

C’est à vous que revient la charge de la continuité des combats passés et présents, vous qui l’avez si bien montré lors du Mouvement du 20 février 2011 et de tous les mouvements de contestation. Vous qui devriez ne pas commettre les erreurs passés. Certes nous sommes toujours là mais qu’on le veuille ou non, l’avenir ce sont nos enfants, notre jeunesse…

Les contributions  de Abdelghani sont dans la continuité de toutes celles antérieurement faites. Chacun y apporte sa méthode de travail, son abnégation, et conjugue son comportement à ses principes

Comme les choix politiques, théoriques avant lui, ceux-ci sont amenés non seulement à être pris en compte dans le contexte où ils se sont exprimés mais surtout être actualisés au regard des changements tant humains que technologiques, au regard de l’évolution des combats que chacun mène pour la dignité humaine malgré l’étau où veulent nous enfermer les pouvoirs dominants, leur hypocrisie et leur absence d’humanité.

La lutte contre toutes les formes de servitudes, économiques, sociales, politiques et culturelles est de chaque instant et seule la pérennité de nos combats, l’humilité nécessaire pour leur réalisation, et, surtout la conjugaison des forces démocratiques et de tous les démocrates pourront un jour imposer le respect de la dignité humaine dans sa dimension de justice et de paix.

Je termine  avec Abdelghani en disant :

« Il y a des hommes que l’on peut détruire mais qu’on ne peut mettre à genoux. »   

Hayat Berrada Bousta
29 septembre 2018


[1] – Cette intervention sera traduite en arabe par Karim Ouchacha en décembre 2020

[2] – Cet article sera traduit en arabe par Karim Ouchacha en septembre 2020