Commémoration de la 6ème année de la disparition de Abdelghani – 2004

Six années après la disparition de Abdelghani Bousta, mon conjoint et camarade, une première rencontre a été organisée par la Fédération d’Europe du P.A.D.S sous le titre: l’union de la gauche marocaine pour un pôle démocratique. D’autres rencontres seront organisées. La dernière en date fut celle de septembre 2018, 20 années après sa disparition. Elle eut lieu à Marrakech, sa ville natale.

Je tiens tout d’abord au nom de toute la famille à remercier ceux qui ont pris cette initiative à l’occasion de la constitution de l’union de la gauche pour un pôle démocratique… ; Je remercie, à l’occasion, ses amis et camarades de Marrakech qui n’hésitent pas à différents moments à se souvenir de lui et organiser des actions en sa Mémoire. …… Camarades et amis, ils doivent se souvenir de son insistance en toutes circonstances,  pour la réalisation de l’union de la gauche, non seulement dans ses écrits mais aussi dans sa pratique militante.

Je ne vous cache pas qu’il m’est difficile de n’intervenir qu’en tant qu’épouse et de souligner l’importance affective qu’il a eue, qu’il a et aura encore pour nous : il est toujours dans nos pensées ; la présence de son absence si elle nous est toujours insupportable, l’inscrit éternellement dans notre mémoire. C’est aussi en tant que camarade et compagne de lutte que je ne peux l’oublier et, encore aujourd’hui, et avec le recul, je me demande comment a-t-il pu, sans relâche et à des moments difficiles, persévérer dans son combat et ce, jusqu’à la veille de sa disparition et alors qu’il souffrait de sa maladie…

Un de ses amis algérien disait de lui : « Connaissant la gravité de son mal il y  faisait face pas seulement par ses paroles et son humeur égales mais par sa ténacité tranquille à poursuivre ses activités, à échafauder des prévisions…. Il était si convaincant que le médecin que je suis se prenait sans illusion à espérer un miracle. »

On peut dire de Abdelghani, qu’il a été de tous les combats politiques du Mouvement démocratique marocain. De l’Union Nationale des Forces Populaires jusqu’à ses responsabilités au sein du Parti de l’Avant-Garde Démocratique Socialiste (PADS), en passant par son rôle fondateur d’Option Révolutionnaire, il n’a cessé de se battre pour l’instauration d’un Etat de Droit et pour la justice sociale, convaincu que seule l’union de toutes les forces démocratiques pouvait faire avancer le Maroc vers des solutions salutaires.

Alors permettez-moi, à l’occasion de ce jour, de partager ou repartager avec vous certaines de ses positions politiques. Celles-ci, du moins en partie actuellement, se trouvent sur le site internet qu’il avait installé en Janvier 1998 «  Maroc réalités »

Sa trajectoire politique a connu plusieurs évolutions qui ont transparu dans ses différentes prises de positions. Depuis les premières années de son engagement,  ses convictions de base et sa ténacité dans le combat n’ont pas changées.

C’est en 1969 que j’ai connu Abdelghani, à Grenoble où je commençais mes études universitaires mais où lui,  les terminait car il avait eu son bac à 16 ans, qu’il était déjà à 20 ans ingénieur de l’Ecole Mohammadia et venait à Grenoble pour une thèse et une spécialisation en automation industrielle.

Très vite, certains camarades de l’UNFP, l’ont introduit au parti dès son arrivée et par la suite au sein de la tendance armée de Fqih Basri. J’étais alors militante de l’UNFP, en dehors de toute tendance mais ce qui nous rapprochait, était l’enthousiasme et la conviction qu’il fallait faire pour que cela change : nous avons partagé des AG houleuses de l’UNEM, des rencontres débat, une grève de la faim lors du procès de Marrakech de 1971 …des contacts avec les personnalités locales, des écrits sur l’UNEM avant de partager nos vies…

Je crois que cette période et l’intensité avec laquelle il a réalisé ses convictions a marqué toute sa trajectoire politique : il a choisi cette voie, sans concession pour lui, et lui a livré toute sa vie : l’engagement politique était prioritaire, avant non seulement sa profession mais avant sa famille et lui-même : c’est dire que l’intérêt général comptait avant tout. Et, je peux attester, l’ayant vu travailler, ayant partagé ses doutes et certitudes, ayant eu des échanges d’idées pendant de très longues heures et parfois jusqu’au matin, que peu lui importait de paraître et que seules ses convictions pour l’intérêt général le stimulaient.

Si l’on s’arrêtait à chaque étape de son parcours politique, les décisions prises et dont il était en grande partie l’un des initiateurs vont dans le même sens. Ce qui ne veut pas dire que c’étaient des positions justes ou non critiquables…Il s’interrogeait à chaque instant sur leur justesse. Je me souviens  en particulier de celle concernant la décision de rentrer dans notre pays après 22 ans d’exil avant la promulgation d’une loi d’Amnistie…Il consacrera de 1994 à 1998 plusieurs articles sur cette question.

Au lendemain du discours du chef de l’Etat en juillet 1994, il écrivait

  «  Ainsi, la lutte des victimes elles-mêmes, des forces démocratiques du pays et la solidarité internationale a-t-elle été payante. Sur le plan politique, l’Etat a finalement reculé, et a reconnu ce qu’il a toujours nié : l’existence de disparus, de détenus et d’exilés politiques … »

Un mois après, en Août 1994, il précisait sa position : «  Mais ces acquis là restent partiels et sont loin d’être irréversibles. Aucun texte juridique n’a été promulgué pour garantir cette amnistie. Le problème des disparus n’est pas résolu. Où sont les sépultures de ceux parmi eux officiellement reconnus morts? Qui sont leurs tortionnaires? Qui sont les vrais coupables? Pourquoi la justice n’est pas rendue  … Comment peut-on fermer ce lourd dossier sans que justice soit faite? Comment arracher les pages de l’histoire, faire table rase du passé alors que les mêmes responsables de la répression sont toujours aux commandes en toute impunité? … »

Pour Abdelghani  la cause des droits de l’homme est inséparable de ceux des citoyens, non comme une question humanitaire et complémentaire des affaires politiques, mais comme un enjeu essentiel au cœur des luttes socio-économiques, culturelles et de pouvoir. Elle donne tout son sens à la Démocratie..

Il avait consacré plusieurs articles sur la notion de démocratie et son application, non seulement dans la revue Alikhtiar Attaouri mais aussi dans Attarik :

En mai 1996, lors du rassemblement en hommage à Bberka, le jour où Hassan II était reçu à l’assemblée nationale  à Paris, il disait:

« La démocratie reste à conquérir dans la plupart des pays. Elle n’est pas à l’abri même dans les pays occidentaux où les valeurs républicaines et citoyennes subissent des assauts incessants. ..Les droits universels de l’homme dans leur totalité sont ou ne sont pas. Nous n’acceptons pas des droits minorés sous prétexte que notre pays est sous-développé, que notre peuple n’est pas mûr ou que la situation est pire ailleurs. Nous n’acceptons pas la thèse qui fait d’un Etat de non-droit un soi-disant « rempart contre l’intégrisme ». Bien au contraire, la crise socio-économique générée par la politique officielle, ainsi que la dépendance et l’aliénation culturelle, font quotidiennement le lit de l’intégrisme. Elles l’engendrent, alimentent ses souterrains, le réconfortent et le fortifient jusqu’au moment où il explosera au grand jour comme cela est arrivé ailleurs. Les mêmes causes donnent les mêmes effets. » 

Cette revendication de la démocratie passait pour lui, par la pratique d’une démocratie interne dans les partis mais aussi par un travail que chaque militant devrait faire sur lui-même pour acquérir un comportement de démocrate:   Il n’y avait pas, pour lui, de démocratie, sans démocrate.

S’il a consacré un certain nombre d’articles sur cette question , il a, à tous les moments, dénoncé le visage autocratique du régime marocain et la nature du pouvoir. C’est dans ce sens qu’il a favorisé en tant que directeur du Centre d’études Averroès, la traduction du livre de J.Watterbury, le « Commandeur des croyants ».

Concernant la nature du régime marocain, il répondait à un article paru dans Maroc Hebdo en Janvier 1998 qui disait :
« Notre processus démocratique n’a strictement aucune vocation à remplacer la légitimité de nos institutions par une légitimité sortie des urnes. Nos valeurs monarchiques sacrées sont une chose et la méthodologie démocratique en est une autre… »

Abdelghani relève cette position de Maroc Hebdo en commentant:
«  Pour ceux qui n’ont pas encore compris ou qui caressent encore l’espoir de l’avènement de la monarchie constitutionnelle promise depuis l’indépendance,  la voix de son maître  est catégorique. Il s’agit exclusivement d’un pouvoir absolu doté d’une simple façade « démocratique » factice. Sans ciller ni sourciller, il (Maroc Hebdo) « affirme que la légitimité ne peut sortir des urnes !…Lapsus ou énormité d’un simple journaliste ? Rien de tout cela. C’est plutôt la logique implacable du pouvoir absolu. Il possède exclusivement la légitimité. Elle ne peut surgir d’ailleurs. Ni de la souveraineté du peuple ni de sa Volonté. IL détient les pouvoirs législatif, exécutif et divin réuni dans la même main. ..La démocratie quant à elle est ravalée au rang des statistiques du ministère de l’intérieur, par ailleurs modulables et malléables à volonté. C’est une simple « méthodologie » destinée à mieux gérer le pouvoir absolu. »

Et, c’est, selon lui,  dans ce cadre que se délaye la stratégie makhzanienne pour la mise en place de l’alternance.

En Avril 1995, après l’échec de la première tentative d’alternance, en mettant l’accent sur la nature inchangée du régime : «  Un tel gouvernement se serait alors risqué sur la voie sans issue de la compromission, et non pas celle du compromis historique positif. »

En Février 1998, au lendemain de la nomination de Youssoufi, pour lui, la stratégie du régime est de « pérenniser le pouvoir absolu en posant des verrous sur l’essentiel, tout en procédant à un ravalement de façade et en lâchant du lest au niveau du formel et du superflu. S’agit-il d’un marché de dupes ? Dans ce cas, les illusions ne tarderont pas à s’évaporer. Le pouvoir absolu réapparaîtra sous son vrai jour, derrière les façades factices. La réalité têtue s’imposera de nouveau. Les dossiers sociaux et de développement qui intéressent le peuple marocain retourneront à la case départ. Il serait alors temps de renouveler le gouvernement tel un produit consommable, pour laisser la place à une autre « alternance », renouveler les élites aux services du pouvoir … ».

Il souhaitait élargir le débat sur les tenants et les aboutissants de la décision de Youssoufi, ancien résistant, exilé, défenseur des droits humains à accepter le poste de premier ministre.

« S’agit-il alors de calculs politiques d’un autre ordre et de spéculation sur l’hypothétique succession? Dans cette hypothèse fallait-il à tout prix être dedans plutôt qu’en dehors du pouvoir? ….

« …Ou bien s’agit-il de se positionner en tant qu’alternative au pis allé, mais meilleure que celle des islamistes?  En se positionnant, comme l’ultime « rempart » contre l’intégrisme… L’intégrisme a son terreau qui se nourrit des problèmes sociaux et économiques inextricables… »

«  Dans tous les cas », concluait-il « s’agissant de succession ou de danger intégriste, la spéculation n’a jamais fait une politique. Encore moins une stratégie. »

Toutes les analyses politiques de Abdelghani, sur la nature du régime marocain ainsi que les objectifs du combat du Mouvement démocratique  convergent vers  2 alternatives opposées

En 1995, dans la revue Hérodote, il concluait son texte sur «  Démocratie et intégrisme au Maroc » : « Plus que jamais, le choix se pose de façon cru­ciale entre deux alternatives opposées:

  • Faire durer la politique qui sévit depuis l’indépendance, et le jeu de la démocratie factice qui l’accompagne; et par conséquent aggraver la crise socio-économique et politique, persévérer dans la voie du développement du sous-développement, et préparer le terrain à l’intégrisme et au chaos social.
  • Rompre le cercle vicieux: crise politique-crise économique par des réformes démocratiques profondes permettant au pays de saisir sa chance et d’ouvrir la voie du développement et du progrès. »

C’est sur cette deuxième alternative que doit s’unir le mouvement démocratique marocain car,

«  Le temps ne joue pas en faveur de la démocra­tie, la misère rampante et l’analphabétisme non plus. Plus le temps passe sous l’égide des données de la situation actuelle, plus les problèmes socio-économiques s’approfondissent allant vers des points de non-retour; et plus la facture du changement démocratique sera lourde à payer aussi bien pour le Maroc que pour ses partenaires. »

Aussi, selon lui « toutes ses composantes politiques, associatives et sociales se doivent d’être unanimes pour proclamer l’urgence de réformes politiques profondes, et en particulier:

                -La révision globale de la constitution afin d’asseoir les fondements de l’Etat de droit et de la démocratie: souveraineté du peuple, sépa­ration des pouvoirs, respect scrupuleux des droits de l’homme dans les faits, gouvernement et premier ministre issus de la majorité et respon­sables devant le parlement (et non pas l’inverse…), élections libres et honnêtes… etc. »

A différents moments  il a souligné la nécessité de cette union. Au sujet de la promulgation de la loi d’amnistie, il écrivait en juillet 1998, 4 années après le discours du chef de l’Etat sur l’amnistie et après avoir souligné la régression et la dégradation des droits humains :« Vigilance et action pour l’application véritable et complète (juridique, sociale et administratif) de d’Amnistie générale sont à l’ordre du jour. Les données actuelles montrent que cette revendication peut aboutir sous conditions de mobilisation, d’unité d’action et de solidarité nationale et internationale. »

 Concernant les droits des femmes  et la réforme en profondeur de la Moudawana : «   Il n’en demeure pas moins que le changement du statut de la femme pour réaliser son égalité avec l’homme devant la loi demeure une revendication majeure de l’ensemble du mouvement démocratique. La mobilisation de toutes ses composantes dans la conjoncture actuelle est en mesure de réaliser un tel changement. Ici et maintenant… »

5 jours avant sa disparition et huit mois après la mise en place de l’alternance, il écrivait, malgré ses réserves sur les capacités de réussite de celle-ci: «   Mais, encore une fois, nous serons les premiers à valoriser tout acquis démocratique dans notre pays. Nous continuerons à juger sur pièces… »

Quels jugements auraient faits Abdelghani de l’évolution politique depuis cette date ? Evolution non seulement nationale mais internationale…Sans entrer dans une appréciation posthume, on peut affirmer que pour lui, au delà des personnes, il s’agit  d’analyser un système de gouvernement basé sur le non droit, « Sans l’instauration des fondements de la démo­cratie, la crise politique ira s’amplifiant et s’aigui­sant. Les rotations, substitutions, translations et commutations de ministres et de gouvernements n’y changeront rien. » Avril 1995

Malgré toutes ses désillusions, il avait confiance en l’être humain car, pour Abdelghani, l’humain était devant le politique. Un de ses amis algériens, longuement aussi exilé, résistant et combattant sans relâche pour les mêmes causes l’avait rencontré en 1995 et a toujours en mémoire sa ténacité à poursuivre le combat pour la liberté, il lui rendait un hommage en ces termes : « Abdelghani a pourtant réalisé chez ceux qui l’ont approché mieux qu’un miracle. Il a renforcé notre confiance en les êtres humains et leurs capacités. Il nous incite à explorer encore plus les voies d’une rénovation et d’une revalorisation du politique et du rôle des partis… » .

Je ne pourrai conclure ces quelques rappels sur Abdelghani, sa vie et son combat, sans un hommage à notre camarade Lahcen Mabroum pour son combat pour la justice et la démocratie. Il décédé la veille de la disparition de Abdelghani qui, en juillet 1998, lui écrivait : « « J’ai appris avec tristesse la nouvelle de ta maladie. Notre destin est-il d’expérimenter toutes les souffrances? Il nous faut persévérer dans notre combat contre la maladie et nos ennemis. »

A eux deux pour leur ténacité dans le combat, pour ce qu’ils ont fait et reste gravé dans nos mémoires. Merci.

Hayat Berrada Bousta
25 septembre 2004