Démocratie-Dette-Développement – 2017

Dans le cadre du « Festival des Solidarités » la ville de Cergy (95) avait organisé le 25 novembre 2017 un colloque sur le thème « Démocratie-Dette- Développement ». Ce colloque , en partenariat avec les associations ADERPI, ATTAC, CCFD, Terre Solidaire, Solidarité Plurielle 95, a été un moment de partage sur différentes interventions sur la dette, le Franc-CFA…
Cette intervention se réfère au cas du Maroc sur ces questions.

En cette semaine de solidarité internationale, je voudrais saluer tous ces démocrates à l’échelle internationale qui ont partagé les mêmes chemins que les défenseurs des droits humains et de la démocratie au Maroc pour condamner la politique répressive du pouvoir marocain. Ils étaient si présents et nombreux pendant ce procès de Marrakech en 1971 où fut condamné à mort Mohamed Ajar. Grâce à ces solidarités il ne sera pas exécuté. Il vient de décéder ce 24 octobre à l’âge de 97 ans…

Je souhaiterai aussi rendre hommage à la famille de  Mehdi Ben Barka dont la plaque en sa Mémoire inaugurée en 2014 à Gennevilliers par le maire Patrice Leclerc a été vandalisée. Acte isolé ou politique, il reste abject.
Au Maroc, on ne cesse de porter atteinte à la Mémoire de ce leader du Tiers monde, à démobiliser tous ceux qui depuis plus d’un demi – siècle cherchent à dévoiler la vérité sur son enlèvement et assassinat. Il s’agit de  tourner la page… Mais on ne tourne pas une page quand la vérité est entre les mains de responsables au Maroc, en France, aux Etats-Unis ainsi qu’en Israel sur cette affaire qui a ébranlé l’Etat français au XXème siècle. Les secrets d’Etat sont bien gardés.

Démobiliser pour que soit pérennisée l’impunité….Intimider pour permettre au Développement du pays de s’harmoniser avec les investissements étrangers tout en banalisant l’insoutenable endettement et veiller à sauvegarder la façade « démocratique » d’un régime qui emploie toujours la force et la répression pour faire taire des contestations légitimes.


La relation entre d’une part les poids des dettes, leurs causes et leurs finalités , la question de développement et le sens qu’on lui donne selon les choix politiques de différents systèmes et leur répercussion au niveau politique et en particulier au niveau des situations sociales que connaissent plusieurs pays nécessiteraient des moments d’échanges sur chacun de ces termes.

L’endettement du Maroc date de 1904 comme le rappelait Adam Barbe  dans son dernier article « Quand la France colonisait le Maroc par la dette« .

En effet, depuis la moitié du XIX siècle  l’autorité centrale, le Makhzen, avait des difficultés financières de plus en plus importantes en raison des dépenses militaires qu’il devait faire pour affronter  ceux qui le combattaient, appelés « bled Siba ».
Les causes de cette dette étaient principalement les dépenses militaires. C’est ainsi que le Maroc rentre dans l’engrenage de la dette, puis de la dépendance. Ainsi, la dette au-delà de l’aspect financier est un moyen de conquête coloniale car elle nécessite  « la création d’institutions nécessaires à sa gestion qui empiètent nécessairement sur les fonctions étatiques. À la suite du contrat d’emprunt de 1910, « cette administration collecte la totalité des douanes et des taxes urbaines de Casablanca, en plus d’organiser la police et la sécurité à l’intérieur même du pays. »

Ce que l’on a appelé, en 1912, le protectorat français au Maroc avait pour premier objectif la protection du Makhzen contre le Bled Siba pour, ensuite, se muer en colonisation à tous les niveaux des instances administratives et institutionnelles. Sous couvert « d’aide » au Makhzen et de « protection des populations », le colonialisme s’est installé en divisant le Maroc en « Maroc utile » et « Maroc inutile »…et va développer ce « Maroc utile » qui lui servira de base à sa domination.

C’était en 1904-1912 et nous sommes en 2017. Les causes et raisons de la dette ne changent pas et prennent le nom « d’aide au développement ». Les systèmes coloniaux se sont habillés en « chasuble humanitaire » pour « enseigner » la démocratie.

En 2015,  Omar Aziki secrétaire d’Attac Maroc, considère que « la dette publique marocaine est insoutenable » Il se base sur le rapport de la Banque Centrale marocaine publié en 2015 qui constate une augmentation constante de la dette. Il constate que dans  le contexte de crise de l’économie internationale, le Maroc a besoin de plus en plus de devises. C’est ainsi que la dette extérieure du Maroc a plus que doublé en 5 ans, de 2010 à 2015. (de 11 à 25%) mais  prévoyait une baisse entre 2017 à 2019.

Mais, force est de constater que cette dette n’a fait qu’augmenter au 1er trimestre 2017 selon la direction du trésor et des Finances extérieures et s’élève à 143,9 milliards (une augmentation de plus d’un milliard par rapport au trimestre précédent..)

L’endettement va-t-il continuer à augmenter ?

Le pouvoir et ses alliés défendent cette nécessité d’endettement en vue du « développement » du pays. Sous couvert « d’aide » au développement, le Maroc et les pays en particulier du « Tiers-Monde » ou « émergents » sont enchaînés sous la coupe du FMI qui n’hésite pas sous le nom « de plan d’ajustement structurel » d’imposer des réductions draconiennes au niveau social tout en privilégiant les détenteurs du pouvoir. Ainsi, on estime la richesse du roi Mohamed VI à 2,5 milliards de dollars alors que le chômage atteint 15,7% et que avec le « plan d’ajustement structurel » imposé par le FMI,  on réduit de manière draconienne les dépenses publics au niveau social, on réduit les crédits d’éducation, de culture et de santé, on augmente les prix des matières de base et les tarifs de l’électricité, de l’eau après privatisation.

Cette manifestation de la misère prend des mesures dramatiques : ainsi, ce 18 novembre, au moment de la distribution de dons alimentaires, l’inorganisation de cette action et le nombre très important des personnes nécessiteuses s’est soldée par la mort de 15 femmes et plusieurs blessés en raison d’une bousculade sans précédent.

 Cette  prétendue aide au développement est un des facteurs qui renforcent la dépendance du Maroc mais aussi sa régression malgré des investissements pour améliorer les routes, les transports des grandes artères de ce pays. Les intérêts semblent préservés. Le Maroc s’endette pour un « développement » des zones les plus riches. Les chantiers innovants bénéficient aux investisseurs étrangers et aux marocains aisés qui ne tiennent aucun compte de la masse de déshérités du Nord au Sud du Maroc. Mais, non plus, aux salariés français frappés par le chômage en raison de la délocalisation. C’est ce Maroc « utile ».

On ferme les yeux devant la vétusté et le délabrement de certaines régions. Même dans les villes les plus « en vue » comme Casablanca ou Marrakech, persistent des quartiers délabrés. C’est le Maroc « inutile ».

Une société est développée lorsqu’elle crée les conditions pour que chacun ait la possibilité de développer ses potentialités… Il n’y a de développement que de l’humain.  Appeler « développement »  l’augmentation aveugle de la production et la consommation  aggravant les inégalités ne peut générer  qu’exclusions et violences. Comme le disait Mehdi Ben Barka en juin 1965 suite aux évènements de mars 1965, 4  mois avant son enlèvement et son assassinat : «   Si lentement l’Etat, l’administration et la politique deviennent le fait d’une minorité de privilégiés… comment s’étonner que le peuple manifeste sa colère contre ces privilèges et ces passe-droits ? C’est que ce jeu avait tellement dépassé les limites de la décence que le peuple des grandes villes, à Casablanca notamment, est descendu dans la rue, pour mettre en cause le régime et écrire en lettres de sang sa faillite et son incapacité. »

Ce masque du désespoir, à plusieurs reprises, a engendré, au Maroc, des évènements et soulèvements sauvagement réprimés. L’escalade liberticide que l’on connaît aujourd’hui en particulier dans la région du Rif est dans la continuité des évènements de mars 1965 à Casablanca  principalement où des jeunes et leurs familles manifestaient pour réclamer leur droit à l’enseignement car une circulaire de l’Education Nationale excluait certains jeunes. Plusieurs morts jetés dans des fosses communes…En 1981 à Casablanca comme en 1984 à Nador, dans la région du Rif la répression même contre des enfants a fait plusieurs morts. Des émeutes de la faim qui sous tendait un véritable combat pour plus de justice. Le 20 février 2011, c’est ce cri de justice et contre toutes les formes d’impunité  qui a été lancé depuis la Tunisie et qui s’est enflammé au Maroc/ des villes et villages mobilisés pour manifester de manière pacifique et placer leur combat au-delà « du pain »,  dans la nécessité d’un Etat de droit pour la séparation des pouvoirs et contre tous les privilèges.

Cette prise de conscience ne va qu’en se développant comme on le voit depuis un an à Elhoceima, dans le Rif marocain.

Les populations du Rif ont une longue histoire de résistance symbolisée par le combat de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi contre les colonisations espagnole et française qui n’ont jamais reconnu jusqu’à ce jour leurs crimes en utilisant des armes chimiques qui ont des effets sur la santé des populations …

Aujourd’hui, c’est de manière digne et pacifique que depuis mai 2017 la population de Al Hoceima et de ses environs manifestent pour que l’Etat respecte les promesses faites depuis trop longtemps de réaménagement de la région et de réalisation d’infrastructures éducatives. Région délaissée depuis 1956, date de l’indépendance du Maroc, les habitants se sont révoltés contre l’oubli et le mépris.

La coordination  Hirak, entre autre, a mis à nu le véritable caractère du régime marocain. La réponse ne s’est pas fait attendre : plusieurs arrestations et le 11 novembre 2 condamnations à 20 ans de prison ferme. Certes, ce ne sont pas les exécutions que le Maroc avait connues jusqu’au début de 1990, les prisons secrètes, les disparitions forcées en grand nombre, les assassinats…la politique répressive du pouvoir a changé grâce aux combats des démocrates marocains et aux solidarités internationales, mais le système makhzanien reste le même et on risque comme on l’a vu pendant les soulèvements de ElHoceima de revenir en arrière. Rien n’est irréversible tant qu’on est dans un Etat de non droit, un système où l’impunité est institutionnalisée, où le roi règne et gouverne, où des présidents le sont à vie…appuyés par des « démocraties » qui n’ont que leurs intérêts à défendre bafouant les droits humains.

Le mouvement de protestation actuelle, quelle que soit sa durée a touché plusieurs villes marocaines  du Nord au Sud. Il a comme en février 2011 fait prendre conscience qu’au Maroc, tout est  « en trompe l’œil » comme le disait Patrick Baudoin[1] lors d’une conférence, ces populations de cette « exception marocaine » dont se targue certains pays occidentaux pour préserver leurs intérêts ont pris conscience, en s’indignant à plusieurs moments, de la trop grande fracture sociale favorisant la richesse indécente d’un petit nombre.

La sévérité de cette fracture sociale due à cet endettement insoutenable engendre misère et colère et conduit des vagues de réfugiés appauvris ou victimes de guerre à traverser les mers car ils n’ont plus rien à perdre. Une situation d’autant plus dramatique que certains instrumentalisent: les passeurs, les actes racistes et abjects contre ces réfugiés comme c’est le cas au Maroc, ce « marché aux esclaves »en Lybie…

Plus grave, si l’on peut dire, ces « bassins de misère » sont instrumentalisés par des extrémismes qui, tout en créant un climat social d’un autre âge dans leur pays, commettent des  actes criminels au Maroc qui se prolongent aussi dans d’autres pays. Condamner, poursuivre les acteurs de ces actes, favoriser les questions sécuritaires est une nécessité mais il est nécessaire d’en identifier les causes.

Au lieu de cela, ces événements odieux, permettent d’instituer une dichotomie bien orchestrée entre 2 mondes opposés : civilisation et archaïsme ; La Civilisation et la Démocratie étant l’Occident et l’archaïsme et l’absence de démocratie étant l’Orient et l’Afrique…Au cours de tous ces drames, on pointe du doigt le manque de démocratie, l’arbitraire, les « traditions », on crée des amalgames…et  on occulte les drames que subissent les « archaïques » des pays peu ou pas civilisés.
Et, pour convaincre, quoi de plus pratique que de s’accaparer tous les médias qui d’experts en experts, d’éditorialistes en éditorialistes nous expliquent cette différence entre l’Orient et l’Occident, entre Musulmans et le reste du monde. Dans son article «  Les experts en expertise et l’attentat de Barcelone » le dernier Magazine d’ACRIMED (Action Critique des Médias) pointe du doigt cette dichotomie si bien orchestrée par les « experts »…qui ne disent pas un mot des attentats perpétrés au-delà des frontières  de ces pays civilisés et où meurent sous les actes abjects des terroristes un grand  nombre de citoyens. La même semaine de l’attentat qui a frappé, Barcelone, le Burkina Faso (14 août 19 morts), au Nigéria (16 août 26 morts) n’ont donné lieu à aucune édition spéciale… Cet article rappelle que BFM-TV invite  Gilles Sacaze « expert en sûreté et gestion des risques » le soir de l’attentat de Barcelone «  nous sommes en guerre, c’est deux idéologies, deux cultures, deux modes de vie qui se confrontent, et l’un des deux doit sortir gagnant et en l’occurrence ça doit être notre modèle occidental. » Les Afghans, les Pakistanais, les Nigérians, les Syriens » conclut l’article « sont-ils attaqués en raison de leur « mode de vie » occidental ? »

Un ethnocentrisme, signe  d’une  drôle de démocratie. Sous la 3ème République, Jules Ferry partisan de l’expansion coloniale n’a-t-il pas soutenu : «  les supérieurs ont le droit sur les inférieurs ».
C’était en 1885 !  Ne sommes-nous pas toujours dans cette culture coloniale ?

Loin de moi l’idée de passer sous silence les comportements de certains colonisés ou des dominés que depuis si longtemps Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme a si largement abordés. Expliquer les raisons ne justifie en rien les actes abjects parfois, antidémocratiques sûrement, que certains commettent arguant de leurs  « spécificités ».
Mais, généraliser et stéréotyper ces comportements et les considérer comme « culturels » et spécifiques chez les  arabes et africains pour justifier « le choc des civilisations » est bien loin de la notion de démocratie. C’est surtout occulter les combats incessants que beaucoup mènent dans ces pays pour une démocratie véritable, contre des systèmes politiques qui ont fait tant de victimes.

Est-ce la démocratie que privilégier des pouvoirs absolus et autocratiques, des républiques bananières et taire les escalades liberticides de ces pouvoirs pour préserver les intérêts matériels et d’Etat ?

Craint-on qu’une véritable démocratie s’installe dans ces pays ? Craint-on la démocratie arabe et africaine ?

En tous les cas, c’est par écran interposé que les experts viennent défendre leur conception de la  « démocratie » en véhiculant  les positions des détenteurs du pouvoir politique qui se donnent le droit, tout en pillant les richesses de l’Afrique, d’être un exemple de « démocratie »…

Soutenir que la liberté est cette économie de marché sans limite comme seule régulateur des rapports, ce n’est pas éduquer à la démocratie. Le développement n’est pas « ce progrès » que symbolisent  l’augmentation aveugle de la production et la consommation,  l’accroissement des pouvoirs techniques de domination sur les hommes et la nature tout en réduisant les budgets de la culture et l’éducation. Fermer les portes de la Culture, c’est pérenniser la domination.

Au nom de cette conception du développement qui conduirait à « l’éducation à la démocratie », on s’arroge le droit abusivement d’intervenir pour la  « sauver » comme ce fut le cas en Irak et en Lybie ces dernières années. Mais on n’intervient pas quand les droits reconnus par l’ONU du peuple palestinien sont bafoués et qu’Israël continue à coloniser impunément.

Quand la défense du « droit international » et de la « démocratie » masquent des interventions et ingérences de ce nouveau colonialisme qu’est l’ingérence humanitaire alors qu’il ne s’agit que de domination abusive, on est loin  de la démocratie.

Favoriser l’endettement des pays avec cette seule conception…C’est participer au « désordre mondial ».

La notion de démocratie ne connaît-elle pas  aussi une dégradation ? N’est-il pas temps de la réinventer même au niveau institutionnel dans des Etats dits de « droit » pour qu’elle se rapproche du droit plus que de la loi.

C’est un combat permanent non seulement au niveau politique mais aussi sur soi. Il n’y a pas de démocratie sans démocrates. Certes, le temps,  la misère rampante qu’engendre « l’ajustement structurel », la dépendance maintenue par l’endettement, ne jouent pas en faveur de la démocratie.

Mais, ce qui a changé au Maroc comme dans plusieurs autres pays, c’est ce réveil des peuples qui, même si leurs revendications n’aboutissent pas, ont marqué et marquent toujours l’histoire de nos destinées meilleures pour la dignité et  véritable démocratie. Tout est orchestré pour les avoir  à l’usure mais et on ne peut pas renier ces mouvements, ces voix pour la liberté, et, comme le chante Jean Ferrat:

«(…)  Ne tirez pas sur le pianiste
Qui joue d’un seul doigt de la main
Vous avez déchiffré trop vite
« La musique de l’être humain »
Et dans ce monde à la dérive
Son chant demeure et dit tout haut
Qu’il y a d’autres choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo(…) »

Hayat Berrada Bousta,
25 novembre 2017


[1] – Patrick Baudouin: avocat et président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH)