Où va le Maroc ? Quelles interrogations aujourd’hui ? – 2018

A l’occasion de la 53ème année de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, la Confédération de la gauche marocaine organisait, le 09 novembre 2018 à Paris,un colloque sous le titre: « quelles interrogations aujourd’hui » au regard du parcours et des écrits de Mehdi Ben Barka.
En juin 2020, une fiche de lecture autour de l’intervention de Mehdi Ben Barka « vers la construction d’une société nouvelle » sera mise en ligne dans « Maroc Réalités », reprenant en partie les propos de l’intervention à ce colloque.

Les choix et analyses politiques  dans les écrits et interventions de Mehdi Ben Barka, devraient être pris en compte dans le contexte où ils se sont exprimés mais surtout être actualisés au regard des changements non seulement politiques mais aussi humains et technologiques, au regard de l’évolution des combats que chacun mène pour la dignité humaine malgré l’étau où veulent nous enfermer les pouvoirs dominants et leurs alliés, leur hypocrisie et leur absence d’humanité.

Aujourd’hui, dans un Maroc qui traverse une situation explosive et qui est marquée par une prise de conscience qui se manifeste dans nombre de mouvements de contestation, chacun se demande : où va le Maroc ? Quel combat ou attitude devrait avoir le Mouvement démocratique marocain ? Comment aborder aujourd’hui la question même de la Démocratie ?

Plusieurs interventions et textes de Mehdi Ben Barka tournent autour de la question de la Démocratie et du développement. Cependant, au lendemain de l’Indépendance dont il avait signé le Manifeste de 1944 à 24 ans, il a priorisé la question de développement, certes intimement liée à ses choix démocratiques mais surtout avec l’ambition de mobiliser le peuple pour la construction d’une société nouvelle.

Mehdi Ben Barka, avant son exil, avait comme souci, le développement de notre pays, débarrassé des velléités coloniales et néocoloniales. En juillet 1958, son intervention à Tétouan au Parti de l’Istiqlal « vers la construction d’une société nouvelle » mérite que l’on s’y réfère pour saisir notre passé et nous interroger sur notre actualité.

Dans quel contexte l’avait-il faite ?

Deux années après l’indépendance formelle, alors que le gouvernement A Ibrahim était en place et ce jusqu’en mai 1960 et que Mehdi Ben Barka depuis novembre 1956 était président du Conseil National Consultatif  qui représentait à l’époque le pouvoir législatif dans le Maroc post colonial.

Et, après son rôle dans la mobilisation des jeunes, en amont, pendant et après  le chantier de la « Route de l’Unité » en 1957 ( 60km de Taounate à Ktama) qu’il avait initié à partir du projet présenté à Mohamed V en juin 1957 et qu’il avait encadré, proche de la population et organisant des cours d’alphabétisation pour les hommes comme les femmes et la poursuite de cette construction en tant que Président des « bâtisseurs de l’Indépendance ».

C’est une intervention d’espoir, de conviction certaine, de combat permanent nécessaire que selon lui  méritait, 2 ans après l’indépendance, le peuple marocain qui s’est tant sacrifié pour se libérer du colonialisme.

« Beaucoup de citoyens croient que notre mission s’est terminée avec l’indépendance…(Mais) nous vivons une situation qui nous demande(…) de mener un combat nouveau plus fort que dans le passé. … Ce combat requière l’engagement général de tous les citoyens»

Pour mener un combat nouveau, il est nécessaire d’identifier les caractéristiques de notre société avant et pendant le colonialisme. Au-delà de l’histoire d’un Maroc « fier de son savoir et sa culture », il se penche sur les entraves à l’évolution de notre société:

(…) Notre ancienne société a également connu le phénomène de la régression culturelle. Ce phénomène est né de l’attitude des Oulamas qui ont verrouillé la porte de la recherche (IJTIHAD), pour propager la science de la transcription ».

Si ces attitudes n’ont pas disparu c’est que, selon Mehdi Ben Barka, le colonialisme a déployé tous ses efforts pour les conserver et continuer sa domination.

« Ainsi, lorsque nous avons essayé de faire évoluer l’enseignement, le colonialisme s’y opposait refusant cette évolution et prétendant que l’introduction d’une quelconque modification dans l’enseignement de l’université traditionnelle était une atteinte à l’Islam. Il considérait également tout marocain qui désirait créer une école libre pour enseigner les mathématiques, la géographie et les sciences naturelles, comme une hérésie. Ces allégations et considérations émanaient de Boniface et de ses acolytes qui se sont érigés en « défenseurs » de l’Islam. »[1].

D’où  la nécessité, selon Ben Barka, de réformer notre pays malgré les efforts du colonialisme pour l’enfermer dans l’archaïsme.

«Notre société actuelle doit évoluer » « Notre indépendance ne suffit pas à changer le chapeau occidental par le « terbouche » marocain, et la langue étrangère par l’arabe, mais elle a besoin d’un changement radical à la hauteur de notre libération ».

Dans le projet progressiste pour une société nouvelle, Mehdi Ben Barka trace comme objectifs :

  • La priorité pour l’Education ouverte à tous les citoyens et garante de  justice et développement de la  connaissance.
  • La prospérité économique, culturelle et sociale dans toutes les régions du pays  «  …Il faut éviter que certains ne bénéficient d’une large part alors que d’autres survivent et souffrent de ne pas pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux étant donné la part dérisoire qui leur convient.» et donc la prise en compte de la situation dans toutes les régions du pays, pour dépasser la division du pays en Maroc utile et Maroc inutile, cette qualification imprimée par le colonialisme français.

Pour atteindre les objectifs  de ce projet progressiste, Mehdi Ben Barka présente les conditions de réussite,  des  conditions  que tout peuple sorti du colonialisme devrait pouvoir réaliser à savoir:

  • Avoir une direction gouvernementale populaire et fidèle qui impose le respect pour les citoyens…En tant que président du Conseil, Mehdi Ben Barka espérait pouvoir le faire.
  • Etablir des plans de développement et travailler à l’exécution de ces plans
  • Faire participer  la population dans l’exécution et le contrôle de ces plans par le biais d’institutions démocratiques (Assemblées communales…, assemblée élue…)».

Ainsi, seul un Etat de droit avec ses corollaires l’équité et la justice pourrait permettre le développement du pays.

Et, à ce niveau se pose la question de l’instrument nécessaire pour la réalisation de ce projet : le Parti mais le Parti rénové. C’est au Parti de l’Istiqlal et à tous ses dirigeants que s’adresse Mehdi Ben Barka. 

«  …Cet outil ne sera valable qu’après avoir subi des modifications. … Le devoir nous impose d’agir pour former l’outil nouveau qui créera les héros de la bataille de la construction de la société nouvelle. Cet outil sera le Parti de l’Istiqlal après avoir renouvelé sa pensée, sa méthode et son programme. »

Il y a dans le projet progressiste de Mehdi Ben Barka, un lien dialectique entre les objectifs et la nécessité de réformer l’instrument (ici le Parti de l’Istiqlal) qui peut les mener à bien.

En juin 1959, 3 mois après la fin de sa présidence du Conseil consultatif, il réitère les mêmes objectifs de projet progressiste et démocratique lors des 4 entretiens qu’il aura avec Raymond Jean. Le gouvernement A Ibrahim est toujours en place (il ne le sera plus en mai 1960).

Et, il aborde encore une fois la question de l’instrument, l’outil indispensable à la réussite du projet : c’est, selon lui,  une structure de gauche combattant les privilèges et « Cette gauche pourrait se définir comme l’ensemble des forces populaires qui, après avoir œuvré pour l’indépendance politique du pays, s’emploie aujourd’hui à réaliser son indépendance économique et social ».

En cette année 1957, Mehdi Ben Barka ne mentionnera pas la question de néocolonialisme. Un an après cette indépendance, c’est de construction, de mobilisation, d’enthousiasme à développer notre pays libéré.

Mais,  en 1960, dans le rapport de l’UNFP qu’il présente à la 2ème conférence des Peuples africains en  janvier 1960, il déclare : « «  Il est évident que la proclamation de l’indépendance qui est un fait uniquement politique, sinon juridique ne peut changer les structures fondamentales du pays anciennement colonisé ; L’indépendance est la condition, la promesse d’une libération, ce n’est pas la libération elle-même ».
Et d’ajouter : Pour l’ensemble des pays africains, nous devons donc parer aux dangers d’un néocolonialisme dès la proclamation de l’indépendance qui laisse intactes, avec les structures coloniales, toutes les chances d’une exploitation impérialiste. Toute  indépendance qui se contente de reconduire sous des étiquettes nouvelles les caractéristiques de la domination coloniale ne saurait être que leurre et tromperie ».

Dans  sa contribution au second congrès de l’UNFP en mai 1962, à partir d’une analyse sociopolitique du pays, qu’il aborde la question d’une indépendance formelle. Il souligne l’accaparement du pouvoir  par le Palais (depuis mai 1960 après la démission du  gouvernement Ibrahim, c’est Mohamed V qui sera le roi et le chef du gouvernement et Hassan II est au pouvoir depuis un peu plus d’un an. La monarchie absolue se dessine ainsi que la politique de dépendance et de répression... Cette situation nécessite de manière urgente les lignes stratégiques nécessaires pour y faire face.

«  Il fallait recréer chez les masses à travers un cadre d’actions militantes une foi et un enthousiasme qu’avait émoussés le jeu des intérêts, la course aux privilèges chez certains dirigeants ainsi que le travail de division et de désagrégation entrepris par les impérialistes et leurs agents depuis 1956. »

« Ces tâches nouvelles nécessitent que nos méthodes également changent »

C’est sur ces méthodes au sein de l’UNFP que Mehdi Ben Barka insiste sur la nécessité de l’autocritique et il souligne alors les trois erreurs mortelles si elles se répétaient dont le travail en vase clos en dehors de la participation populaire.

Chers camarades et amis,

Nous retrouvons, plus de 60 ans après cette intervention auprès des responsables et militants du Parti de l’Istiqlal, les mêmes  préoccupations, les mêmes nécessités de refonte de notre société malgré les façades de « modernité », les mêmes adversaires qui handicapent le développement : ce n’est certes pas l’administration coloniale directe mais un pouvoir néocolonial au service de l’étranger. Une situation d’endettement qui nous ramène à 1912 quand la France colonise le Maroc par la dette accordée en 1904 au Makhzen pour ses dépenses militaires. En effet, depuis la moitié du XIX siècle  l’autorité centrale, le Makhzen, avait des difficultés financières de plus en plus importantes en raison des dépenses militaires qu’il devait faire pour affronter  ceux qui le combattaient, appelés « bled Siba ».

Aujourd’hui, on parle d’une aide au développement sous couvert d’endettement dont ne bénéficient que certains privilégiés nationaux et leurs amis étrangers, n’hésitant pas à placer leur argent dans les comptes offshore de manière illégale.
Les intérêts sont préservés. Le Maroc s’endette pour un « développement » des zones les plus riches. Les chantiers innovants bénéficient en priorité aux investisseurs étrangers et aux marocains aisés qui ne tiennent aucun compte de la masse de déshérités du Nord au Sud du Maroc des régions oubliées.

Sous la coupe du FMI qui n’hésite pas sous le nom « de plan d’ajustement structurel » d’imposer des réductions draconiennes sur  les dépenses publics au niveau social, on réduit les crédits d’éducation, de culture et de santé, on augmente les prix des matières de base et les tarifs de l’électricité, de l’eau après privatisation… Ceci, évidemment,  en privilégiant les détenteurs du pouvoir. Ainsi, on estime la richesse du roi Mohamed VI  à 2,5 milliards de dollars.

Cette  prétendue aide au développement est un des facteurs qui renforcent la dépendance du Maroc mais aussi sa régression malgré des investissements pour améliorer les routes, les transports des grandes artères de ce pays.

Une société est développée lorsqu’elle crée les conditions pour que chacun ait la possibilité de développer ses potentialités … Il n’y a de développement que de l’humain. 

Les crises tant politiques qu’économiques et sociales sont imbriquées et se nourrissent mutuellement.

Mehdi Ben Barka disait au sujet du combat anti-colonial «  ce colonialisme n’a pas pu entamer   la volonté du peuple marocain de combattre l’occupation étrangère ».

Aujourd’hui, malgré les nouveaux colons, ni leur violence liberticide, ni leur mépris,  n’ont  entamé la volonté de les combattre quel qu’en soit le prix : on ne rappellera pas ces périodes de 1965, 1972, 1981, 1984, 2008 mais, celles qui s ‘accélèrent depuis février 2011. On disait que ce mouvement était mort ? C’est oublier que les germes de la contestation ne font qu’évoluer comme le montrent les manifestations syndicales et, surtout, ces mouvements de contestation du Nord au Sud, auxquels sont associés plusieurs cadres, artistes et intellectuels    , cette magnifique campagne de boycott…La peur si elle ne change pas de camp ne pèse plus sur les épaules des laisser pour compte.

Dans ce contexte, n’est-il pas urgent de travailler ensemble pour rompre le cercle vicieux: crise politique-crise économique comme l’écrivait Abdelghani Bousta en 1995 dans son article « intégrisme ou démocratie au Maroc?« : « Plus le temps passe sous l’égide des données de la situation actuelle, plus les problèmes socio-économiques s’approfondissent allant vers des points de non-retour; et plus la facture du changement démocratique sera lourde à payer aussi bien pour le Maroc que pour ses partenaires ».

Ne faut-il pas, aujourd’hui, explorer encore plus les voies d’une rénovation et d’une revalorisation du politique et du rôle des partis ?

Face aux politiques de domination, d’injustice, de non droit, de servitude et de mépris n’est-il pas urgent encore une fois de donner une chance à notre avenir en rassemblant les forces démocratiques, mouvements de contestation et organisations politiques.

Les divergences existeront toujours. Un rassemblement sans divergences n’est plus un rassemblement mais une unité à part entière. Certes les partis n’ont pas été toujours au rendez-vous des initiatives de contestation mais la majorité de leurs militants sont dans ces mouvements. Ils se retrouvent toutes tendances confondues ou non adhérents à quelque tendance que ce soit dans les combats tant syndicaux que sociaux. Ce sont eux, ensemble, qui pourront apporter les éléments à une rénovation des partis et du politique par la confiance et l’humilité.

Aucun parti, aucun mouvement ne pourra à lui seul faire face aux détenteurs d’un pouvoir liberticide et anti démocratique et imposer un changement.

Il ne s’agit pas de culpabiliser les capacités des uns ou des autres ou de répéter sans cesse que les Partis n’ont pas été à la hauteur…Il s’agit d’identifier au mieux ces obstacles, de participer à leur identification comme il s’agit d’identifier les obstacles au sein des mouvements de contestation. Ils ne sont sûrement pas à l’abri de leurs contradictions souvent personnelles… Comme nous l’avons vu pour Podemos ou Syrisa qui étaient des mouvements de contestation. Aujourd’hui leur organisation n’est-elle pas celle d’un parti et les divergences ne sont-elles pas souvent basées sur les « égos »?

Quant aux partis politiques, n’oublions pas que leur combat contre le Makhzen, les sacrifices consentis (exécutions, disparitions forcées, exil…), la pérennité dans ce combat ont fait reculer le pouvoir depuis les débuts des années 1990. Les quelques acquis consentis le sont grâce à ce combat de toutes les tendances politiques même s’ils sont bien en de ça de tous ces sacrifices. Mais, comme nous le montrent les dernières condamnations et l’escalade liberticide,  ils sont réversibles sans  une refonte du système de gouvernance grâce à l’union des démocrates qu’ils adhèrent ou non dans une organisation politique. Ce rassemblement des démocrates et des forces démocratiques devra être un véritable laboratoire pour la démocratie et établir une culture de l’union, basée sur la confiance, l’échange, l’humilité et débarrassée de tout «  égo ».
C’est, selon moi, la stratégie à construire au-delà des positions politiques qui rassemblent la plupart d’entre nous.

Hayat Berrada Bousta,
09 novembre 2018


[1] Philippe Boniface, était sous –préfet.  Charles-André Julien a caractérisé son action de « paternalisme autoritaire [au] mépris de la légalité et ne concevait d’autre politique que la force » (Le Maroc face aux impérialismes : 1415-1956, (1re éd. 1978. P- 192-193).