L’approche de l’union des peuples dans le parcours et les textes de Mehdi Ben Barka – 2020

A l’occasion de la 45ème année de l’assassinat de Omar Benjelloun le 18 décembre 1975 à la porte de son domicile, la fédération de l’Europe du PADS organisait une conférence débat à distance en son hommage ainsi qu’en hommage à Mehdi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965.
Cette intervention s’est penchée sur la position de Mehdi Ben Barka sur l’union des peuples.

Pour Mehdi Ben Barka comme pour Omar Benjelloun, les convictions et choix idéologiques incontournables doivent se traduire en actes.

Dans son article, l’Afrique au delà de l’indépendance, Mehdi Ben Barka écrivait: « il vaut mieux construire les bases du socialisme  sans en parler plutôt que d’en parler tout en servant les desseins du néocolonialisme. Le socialisme comme étiquette n’a aucune signification. »
Pour lui, il faut définir ce que l’on entend par chaque terme : qu’entend-on  par indépendance, développement, démocratie,  socialisme et par union. C’est ce qui véhicule la réalisation de nos objectifs.

Union et solidarités

L’union  des forces de progrès  dans chaque pays pour contrecarrer les régimes réactionnaires et autocratiques contribue à l’avancée de l’union des peuples dans leur combat anti impérialiste et vice versa.
Et, cette union doit prendre en compte des diversités. Elle ne signifie pas uniformité. Il s’agit plus d’union que d’unité.
Tenir compte des pluralismes au niveau international comme national. Contre un pouvoir autocratique soumis au néocolonialisme, il faudrait, écrit-il dans son rapport au second congrès de l’UNFP « l’union la plus large de toutes les couches révolutionnaires de la société. Leurs intérêts lointains ne sont pas les mêmes ; mais elles peuvent être unies sur un programme qui soit d’importance nationale ».

C’est dans cette perspective que se construit l’union des peuples.

Dans le rapport au Comité de solidarité des peuples Afro-Asiatiques qui s’était tenu à Beyrouth du 09 au 13 novembre 1960, Mehdi Ben Barka rappelle la nécessité de répondre en commun à la solidarité coloniale par une solidarité des peuples tout en tenant compte des évolutions et des approches différentes. Ce « qui renforcera, dira- t-il «   notre lutte, à la fois à l’intérieur contre les forces réactionnaires et à l’extérieur contre les manœuvres impérialistes ». Il y a une relation dialectique entre l’union  dans chaque pays et l’union des peuples et le principe de solidarité donne son sens à ces unions.

C’est ce qui ressortait de la  conférence de Bandung en 1955 dont l’objectif était de resserrer les liens entre les

représentants de 65% de la population mondiale.  « Toute construction »  disait-il à Jean Raymond en 1959 « qui ne tient pas compte de la solidarité liant cet ensemble du tiers monde et des réalités populaires est une construction fragile que la moindre poussée fait voler en éclat ». L’OSPAA fut créée à la suite de cette Conférence et Mehdi Ben Barka en sera l’un des 3 vices présidents.

En 1958, l’Algérie était en guerre contre la France; Mehdi Ben Barka était président de l’Assemblés Nationale Consultative au Maroc. Il organise la  Conférence de Tanger  où vont se rencontrer les délégués des 3 pays du Maghreb qui adoptent différentes résolutions communes pour un Maghreb uni. Une Assemblée Consultative du Maghreb sera constituée sous la forme fédérale et composée «  des assemblées nationales locales de la Tunisie et du Maroc et du Conseil national de la révolution algérienne ».

Pour Mehdi Ben Barka, c’est cette union qui posera les jalons de la coopération avec l’Europe.  Pour cette coopération,  le Sahara devrait être le point de ralliement de la coopération économique particulièrement entre le Maghreb et la France qui ambitionnait de faire de cette région «  un Sahara français ».  Certains, dira-t-il à Jean Raymond, exploitent les ressources énergétiques que recèle le Sahara maghrébin,  « mènent un jeu machiavélique et  voudraient faire du Sahara une sorte de cancer qui empêcherait les jeunes Etats nord-africains d’asseoir des régimes démocratiques solides.  Leur objectif étant de faire avorter cette union.

C’est ce qu’ils tendront de faire en 1963, un an après la proclamation de l’indépendance algérienne. La monarchie marocaine, tout en procédant à des arrestations massives des militants et cadres de l’UNFP en juillet,  engage  une guerre d’agression dès octobre  contre l’Algérie avec la complicité  des milieux impérialistes  pour déstabiliser cette jeune indépendance.

Face à cette tentative de division, Mehdi Ben Barka au nom de l’UNFP, lance un appel au peuple marocain pour se mobiliser contre cette  guerre fratricide : « Il ne saurait y avoir de crise frontalière entre les deux peuples marocain et algérien, unis par plusieurs siècles d’histoire commune et un même combat contre le système colonial ». Il  s’adresse aussi  aux peuples d’Afrique : « Nous sommes certains que grâce à cette solidarité…nous saurons vaincre cette crise passagère et en finir avec les séquelles de l’impérialisme… ». (…) L’impérialisme, dira-t-il, «  n’accepte pas qu’échoue en Algérie son plan qui, ailleurs, lui a permis de dénaturer le pouvoir dans les pays nouvellement indépendants, en installant dans ces pays, derrière un paravent de soi-disant gouvernement national, l’instrument docile pour le maintien d’une domination économique, militaire, technique et culturelle. »

Plusieurs Etats africains et arabes s’engagent pour la paix. La commission de médiation formée par l’OUA dont la Charte venait d’être créée le 25 mai 1963 adopte le principe de la primauté de l’OUA sur l’ONU et approuve une résolution  qui se conclut par un cessez le feu  définitif en février 1964.
Pour Mehdi Ben Barka, c’est un succès de l’union des peuples africains contre la politique des anciens colons qui tentent de vider l’indépendance de son contenu. Succès qu’il faudra consolider.

L’union face aux obstacles

Mehdi Ben Barka identifie les obstacles à cette union  et en particulier, la présence de bases militaires étrangères,  la balkanisation de l’Afrique et  la délimitation de frontières imposées propices à  « l’exaspération de conflits inter–africains » et incompatibles avec une libération véritable.

Vigilance contre cette politique de division. Vigilance dans les relations avec l’Europe dont bien des pays colonialistes avaient procédé au partage de l’Afrique dès la fin du XIXème. Toute construction euro-africaine ne pourrait aboutir tant que « L’Europe Occidentale cherche à unir ses efforts en vue de donner une nouvelle forme au colonialisme moribond ».

Mais  faut-il  vivre en autarcie ? Pour Mehdi Ben Barka, l’union des peuples contre le néocolonialisme ne signifie pas de s’isoler du reste du monde mais de trouver des solutions de « coopération, sans arrière – pensée ni esprit de domination. »

Il faut, pour cela, dégager des attitudes et des programmes communs pour une véritable coopération face à ce « nouveau pacte colonial ».

Il fait, alors, la proposition en décembre 1963 de la création d’une Revue Africaine qu’il discute  avec  des responsables du Tanganyika, de Guinée, de la République Arabe Unie, de l’Algérie et du Maroc.  Démystifier. Informer. Clarifier le sens de l’indépendance et les dangers du système néocolonial. Ne pas se laisser abuser par des aides des anciens colons car dira-t-il «   actuellement l’ennemi change de tactique. Il devient plus difficile de le détecter et de l’isoler ». Et, parmi les buts de ce projet de revue, la nécessité d’une « formation théorique pour dégonfler les fausses idéologies du néo-libéralisme, du pseudo socialisme ou autres « ismes »artificiellement créés qui foisonnent et se diversifient dans l’état actuel de confusion« .

Cette revue ne verra pas le jour ainsi que l’article qu’il avait écrit, l’Afrique au-delà de l’Indépendance , que François Maspéro publie en 1966, après l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, dans l’Option Révolutionnaire au Maroc.

Mehdi Ben Barka avait   conscience des difficultés de l’union africaine face à  l’offensive impérialiste,  à ses capacités à placer des « fantoches » au pouvoir et à encourager les pouvoirs réactionnaires.

Il l’écrit dans son article de février 1965, l’OUA devant l’épreuve du Congo : « Jusqu’à quel point  la coexistence est-elle possible au sein de l’O.U.A. entre les régimes  d’indépendance complète et les structures néo-colonialistes sans qu’en souffre le développement du mouvement révolutionnaire dans le continent africain ? »

En avril de la même année,   il mesure avec précision cette fragilité dans son intervention à l’occasion du colloque du Caire sur la Palestine, le rôle d’Israël en Afrique : «  La réalité israélienne en Afrique  entre dans la stratégie néo-colonialiste face au mouvement international de libération nationale. »  

Pour Ben Barka, depuis Bandung, l’impérialisme voulait faire avorter l’union des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Ayant échoué, il opte pour la carte israélienne  en Afrique.  Israël  bâtit alors sa stratégie en  2 points:

–  Briser le blocus arabe et l’encercler par des Etats favorables à Israël. Un grand nombre d’Etats africains sont des amis d’Israël « comme le Sénégal, la Sierra Leone, et le Tchad »

– Servir les intérêts de l’impérialisme international et mobiliser les votes aux nations unies pour cibler l’appui ou la neutralité des pays d’Afrique et d’Asie et diviser les pays africains. 

Plusieurs pays africains ont cru en les propositions d’Israël d’aide technique au développement sans relever l’ « aspect néo-colonialiste qui reste camouflé ».

 En septembre 1961, la première conférence des pays non-alignés à Belgrade n’adopte « aucune résolution claire sur la question palestinienne ». La  première réunion en 1963 des états africains dont certains étaient progressistes et anti colonialistes n’adopte aucune résolution condamnant Israël.

Ce sont les  Mouvements progressistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine et des Etats progressistes dans le monde arabe qui ont redoublé d’efforts pour contrecarrer ces visées impérialo-sionistes. Ils  avaient, depuis 1957,  condamné Israël et affirmé « les droits du peuple palestinien et leur solidarité avec les réfugiés qui doivent recouvrir leur patrie ». Un droit inscrit en 1948 dans la résolution 194 de l’ONU mais toujours bafoué. Actuellement,  des pays arabes la bafouent et s’empressent de rétablir des liens avec Israël.

Cet engagement des Mouvements des peuples d’Afrique, du monde arabe, d’Asie et d’Amérique Latine a progressivement mis fin à ce que Ben Barka nomme « la période de flux impérialiste ». La deuxième conférence des chefs d’Etats africains, tenue au Caire en juillet 1964 ainsi que la deuxième conférence des pays non alignés adoptent une position claire contre Israël.

Sur la question Palestinienne, Mehdi Ben Barka précise son approche de l’union des peuples. C’est un combat anticolonial  et non «  une affaire en juifs et arabes ». Il fallait, selon lui, «  sortir la question palestinienne de son contexte sentimental pour la placer dans son cadre naturel et efficace. »

L’engagement, la solidarité, la participation au combat  auprès des palestiniens, un programme commun contre les adversaires… rentre dans le cadre de l’union des peuples. Mais, le processus de Libération est une affaire, dira-t-il « qui regarde avant tout le peuple palestinien lui-même et qui se trouve conditionnée par le contexte local ».

Avec les peuples d’Asie et d’Amérique Latine

Conjointement aux différents entretiens et actions au niveau Africain et arabe, Mehdi Ben Barka s’engage dans les problèmes que traversaient les pays d’Asie en particulier sur le conflit sino-soviétique comme le disait Jean Lacouture en 1985 à la vingtième commémoration de la disparition de Mehdi BenBarka : «  depuis 1963,  Ben Barka  établissait  des relations avec Castro à Cuba et Ho Chi Minh au Vietnam,  deux pays qui pouvaient jouer un rôle de rassembleur face au désaccord sino-soviétique.»

Le principe d’une Conférence de la Tricontinentale avait été décidé en 1961 mais est resté «  sous le boisseau à cause du conflit sino-soviétique. » écrira Ben Barka dans un rapport adressé en juin 1965 à Ahmed Ben Bella. Il souhaitait s’entretenir avec lui du  rapport d’orientation pour la Conférence dont il avait la charge : «Ce sera » dira-t-il «  une rare opportunité pour procéder à l’analyse globale du mouvement révolutionnaire de libération dans le monde. ». Suite au coup d’Etat de Houari Boumédiène le 19 juin 1965, ce rapport ne parviendra pas à Ben Bella.

La première Conférence de la Tricontinentale s’est tenue en janvier 1966 en l’absence de Ahmed Ben Bella en prison et Mehdi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965. Président de la  commission préparatoire, Ben Barka avait défini les principaux objectifs de cette conférence dont la liquidation des bases militaires étrangères et l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud. La Conférence  adopte des résolutions  qui rejoignent des positions que Mehdi Ben Barka  défendait sur le néocolonialisme, le socialisme, l’union des peuples, et la notion de libération nationale… «  Les nations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine qui ont conquis leur indépendance politique prennent conscience du fait que le statut juridique de souveraineté formelle ne suffit pas à assurer leur libération totale. »

Mehdi Ben Barka aura  largement contribué au rassemblement de 82 pays des 3 continents en réduisant les tensions et en resserrant les liens de solidarité, grâce à « la connaissance des rivalités et des frictions dans le Tiers-Monde et aussi le savoir-vivre qui ne faisait pas défaut à Mehdi Ben Barka » comme l’écrivait Mohamed Harbi dans la revue Zamane en 1972.  Et j’ajouterai, à ses capacités d’écoute que j’ai ressenties, personnellement, à la lecture de ses textes.

Pour conclure

La réalisation de l’union des peuples que ce soit au niveau d’un pays ou de plusieurs est certainement d’une grande difficulté. S’y engager, tenter de la construire est en soi positif.

Mehdi Ben Braka, malgré ses doutes sur la capacité de pérenniser cette union,  considère qu’il n’y a pas d’autre choix que la promotion de l’union des peuples contre l’offensive conjuguée de l’impérialisme et des pouvoirs réactionnaires. Il redouble alors d’efforts  jusqu’au jour de son enlèvement le 29 octobre 1965, intéressé par le projet d’un film sur la décolonisation. « Basta » propose-t-il comme titre.

Cette persévérance, ce parcours en tous lieux, ces interventions et écrits en tout temps sont sa Mémoire Vivante. Ils  lui donnent cette dimension internationale reconnue par  la  première Conférence de la Tricontinentale : « Le rapt de Mehdi Ben Barka, leader de l’UNFP du Maroc et Président du Comité préparatoire de la Conférence des trois Continents constitue une atteinte à l’ensemble du Mouvement révolutionnaire dans le Tiers-Monde. »

Hayat Berrada Bousta,
18 décembre 2020