Mehdi Ben Barka et l’éducation populaire – 2020

La 55 ème année de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka correspond au centième anniversaire de sa naissance.
Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers, avait inauguré le 28 octobre 2014 l’allée Mehdi Ben Barka à Gennevilliers. En octobre 2020, à l’occasion du centenaire de Mehdi Ben Barka, il écrivait : «
malgré l’amnésie organisée autour de sa mémoire par tous ceux qui ont trempé dans son assassinat (rabatteurs, exécutants, commanditaires), la flamme liée au nom de Mehdi Ben Barka n’est pas près de s’éteindre. Elle continue à éclairer le chemin de beaucoup de peuples qui se battent encore pour que triomphe le rêve de liberté et de justice que cet homme a défendu sans relâche, jusqu’au sacrifice suprême».
A cette occasion, le collectif pour le centenaire de la naissance de Mehdi Ben Barka organisait une conférence à distance le 29 octobre 2020 « pour la vérité et la justice- Contre l’impunité et l’oubli ».

Pour Mehdi Ben Barka, l’éducation en général n’est pas seulement UN des sujets fondamentaux mais Le sujet fondamental. Au-delà de l’enseignement universitaire, la refonte de l’éducation classique ou la formation des cadres, « On ne peut,  construire un pays  avec une élite, on ne peut construire un pays sans la participation constante et active des masses qui, elles, ont participé d’une façon consciente et active à la libération du pays » déclarait-il en août 1957 , à la Conférence international de Tioumliline[1].

L’éducation populaire conditionne le développement économique, social et politique. On retrouve cette préoccupation non seulement dans ses interventions spécifiques à l’éducation et l’éducation populaire, mais aussi dans ses écrits et intervention sur l’Afrique, le Maghreb et l’Amérique Latine dans leur lutte de libération.

La déclaration générale de la première Conférence de la Tricontinentale qui aura lieu du 3 au 15 janvier 1966 sans la présence de Mehdi Ben Barka adopte une résolution sur l’enlèvement de Mehdi Ben Barka inscrit dans les principes communs des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, la «  nécessité pour les pays libérés de procéder à la formation massive des cadres surgis du peuple, ce qui implique une révolution de l’enseignement commençant par  l’élimination de l’analphabétisme… ».  C’est la priorité de LA priorité. Mehdi Ben Barka s’y engage, avant l’indépendance.

Pendant la colonisation

Le colonialisme, selon lui,  voulait maintenir un enseignement universitaire traditionnel et  les masses populaires dans l’inculture. Mehdi Ben Barka rappelait  en 1958, dans son intervention auprès des cadres et militants du Parti de l’Istiqlal :

« …Lorsque nous avons essayé de faire évoluer l’enseignement, le colonialisme s’y opposait refusant cette évolution et prétendant que l’introduction d’une quelconque modification dans l’enseignement de l’université traditionnelle était une atteinte à l’Islam. Il considérait également tout marocain qui désirait créer une école libre pour enseigner les mathématiques, la géographie et les sciences naturelles, comme une hérésie. Ces allégations et considérations émanaient de Boniface et de ses acolytes qui se sont érigés en « défenseurs » de l’Islam.[2] »

Pour Mehdi Ben Barka, il fallait sortir tout le peuple marocain de l’inculture et de cette visée colonialiste sur l’enseignement.
La première campagne de masse de lutte  contre  l’analphabétisme  date  de 1950,  clandestinement. A cette Conférence sur l’Université, Il rappelait avec,  probablement, ce sourire du souvenir: « Nous devions jouer à cache-cache avec les policiers du général Juin. Mais c’étaient les premiers germes d’une idée nouvelle qui doit être le fondement de notre action ».

Il sera, dès lors, l’ennemi n°1 pour les autorités coloniales qui l’éloignent en 1952 en plein Atlas dans la région d’Imilchich où il apprend le berbère usuel et commençait à  alphabétiser ses gardiens

A l’indépendance

La proclamation de l’indépendance dont il disait que c’était « la condition, la promesse d’une libération, ce n’est pas la libération elle-même. »  (Intervention en 1960 à Tunis)  ne pouvait pas changer les structures fondamentales du pays. Il ne suffit pas disait-il en (1958) de « changer le chapeau occidental par le  » terbouche  » marocain  et la langue étrangère par l’arabe. »

Il s’agit de se libérer non seulement de « l’exploitation née de la période  du protectorat, mais aussi l’exploitation qui a pu exister de l’homme marocain par l’homme marocain. »

Il faut donner aux masses populaires les moyens de s’approprier le sens même de l’exploitation. L’exploitation n’a pas de nationalité… Lui donner les possibilités de sa promotion sociale par une éducation de base et populaire.

Ces premières années d’indépendance ont mis en place, grâce à différentes actions, des structures pour la promotion sociale et l’éducation de base qui existent toujours : 

  • Tofola Chaabia (janvier 1956) qui regroupe plus de 35 sections aujourd’hui.
  • L’AMEJ, l’association  d’animation et d’éducation qui accueille jeunes et adultes soutenue par Mehdi Ben Barka. Elle a été  fondée le 19 mai 1956 et qui se développe toujours
  • Le journal  Manar al Maghrib. Il paraît le 22 juillet 1956 sous la direction de Abdelkrim Hajji, (1909-2003), un des fondateurs du club littéraire de Salé (en 1927),  un des pionniers du Nationalisme à Salé. Il a initié avec le soutien de son frère Saïd mort prématurément à l’âge de 30 ans, le mouvement de protestation contre le Dahir berbère du 16 mai 1930. L’hommage qui lui a été rendu après son décès en 2003 par le Parti de l’Istiqlal, soulignait ses apports à la cause patriotique, ses valeurs morales, don de soi en toute humilité. 
    Une famille pour qui l’éducation universitaire, à Londres comme au Caire a  contribué à leur engagement dans la création de la presse marocaine et dans le Nationalisme. Saïd, son frère,  est considéré comme le Précurseur de la presse nationale marocaine. Dès 1926 il commence à publier des journaux (Alwidad, al Watan..) malgré la mauvaise qualité du papier. Il écrivait en 1928 que ce journal a été créé «  pour combattre le colonialisme et l’esclavage ».
    Manar Almaghrib, 30 ans après,  en 1956 va contribuer plus précisément à la lutte contre l’analphabétisme en direction des femmes et des hommes.

A la Conférence sur l’Université marocaine, (août 1957) Mehdi Ben Barka rappelait que Manar Al Maghrib  était le seul journal en langue arabe vocalisée « Je peux vous annoncer, déjà, disait-il, que nous avons notre première machine  à écrire en arabe vocalisé et simplifié ».

 En mars 1957 au congrès de la ligue des centres d’alphabétisation et d’éducation de base, il clarifie le lien  de l’éducation de base avec la modernisation du système institutionnelle nécessaire dira-t-il au « développement économique et le progrès social ».

  • La création de l’UNEM en août 1956, formée par différentes structures estudiantines crées depuis 1912-1927-1947 et qui décident de se dissoudre à l’indépendance

Et, c’est en particulier le projet et la réalisation de la Route de l’Unité qui sera l’incontournable exemple de réussite dans la concrétisation de cette approche de l’éducation populaire et civique.

La route de l’unité

En juin 1957, fraîchement  nommé en novembre 1956, Président de l’Assemblée Nationale Consultative, Mehdi présente à Mohamed V le projet de la Route de l’Unité et insiste sur la mobilisation indispensable « des forces vives du pays pour l’édification de notre indépendance ».

Comment est né ce projet de la Route de l’Unité ? Mehdi Ben Barka rappelait ( août 1957) qu’elle était née du constat qu’il fallait développer et élargir les lieux  d’alphabétisation que fréquentaient un grand nombre de personnes : « nous avons imaginé des chantiers, des chantiers de travaux publics au cours desquels nous pouvions continuer notre travail d’Education de Base  et c’est ainsi qu’est née la Route de l’Unité, qui est en réalité une immense école d’éducation de Base dans laquelle nous recevons chaque mois quatre mille jeunes marocains… ». C’est, selon lui, un objectif à court terme.

Ce n’était pas seulement le tracé d’une Route de communication de 60kms de Taounate à Ktama, mais des moments de sensibilisation au « sens de l’effort communautaire, le sens de la commune ou du syndicat ou de la coopérative, le sens de l’effort national pour l’édification de notre pays ». Les volontaires avaient pour devise : « Nous construisons la Route et la Route nous construit ».

Quel programme?

  • Dès le départ, l’orientation formative a été inscrite dans le programme de la Route de l’Unité : différentes conférences seront organisées sur les réalités économiques et sociales mais aussi sur la citoyenneté, la coopération, le développement, la démocratisation du Maroc…
  • Une école sera construite à Ketama (les dons des habitants en moutons pour Aïd Elkbir seront convertis en dons financiers pour la construction de cette école).
  • Pendant les travaux de ce chantier, une enquête sera menée  pendant 3 mois sur plusieurs points : Famille, activité sociale, la citoyenneté, la vie communale, l’école, les loisirs etc. Pour exemples, (mon choix subjectif, bien sûr) à la question sur l’alphabétisation : 74% d’entre eux fréquentaient de manière assidue les sections  de la ligue contre l’analphabétisme. A la question, une femme éduquée vous convient-elle, 83% d’entre eux répondent par l’affirmative…  A la question sur des problèmes de conflit, (conflits de voisinage) à qui vous vous adresseriez : 2% d’entre eux se remettaient à Dieu, les autres aux autorités administratives mais surtout à eux-mêmes. C’était il y a 63ans…

On ne peut souligner le travail collectif au cours de ce chantier école sans rendre hommage en particulier à Henryane de Chaponnay, cette altermondialiste, anti colonialiste infatigable qui nous a quitté le 8 octobre 2019. Elle suivra de très près les évolutions, le développement de ce chantier-école
En décembre 1965, elle lui rendait hommage en rappelant que la Route de l’Unité était «  véritablement la promotion sociale, la lutte contre les inégalités et en même temps une tentative de créer toute une pratique démocratique pour changer les institutions. » et que Mehdi Ben Barka lui avait demandé de participer à la promotion des femmes et, a-t-elle rajouté « lorsqu’il est devenu président de l’Assemblée Nationale Consultative, A.N.C., il se déclara en faveur d’une représentation féminine dans l’assemblée»

L’après Route de l’Unité

La Route de l’Unité  durera près de 4 mois. En octobre 1957, à l’issue de ce chantier, Mehdi Ben Barka déclare « par cette voie nouvelle, tracée de la main des jeunes, passeront irrésistiblement ceux dont la seule ambition, combien noble, est d’être les véritables » bâtisseurs de l’Indépendance ».

 Une association sera officiellement  constituée en Novembre 1958 : « les bâtisseurs de l’Indépendance ».   Elle rassemblera 11.000 anciens volontaires de «la Route » auxquels vont s’ajouter des jeunes qui désiraient participer aux actions de Service Civique volontaire pour la reconstruction du pays et consolidation de son indépendance.

Mehdi Ben Barka en sera Président. Pour lui, le potentiel considérable que représente ce volontariat n’est pas terminé « il commence»! (…) Cette institution sera la commune rurale. Les « Bâtisseurs » devront en être les animateurs les plus ardents puisqu’elle constituera la cellule de base qui va promouvoir dans tout le pays la révolution sociale, économique et culturelle. (..)  Une expérience à reprendre ».

Tout y est pour la généraliser et donner au Maroc les conditions du développement véritable et durable avec la participation des masses populaires dans la conception et la réalisation.

Il y croyait. L’enthousiasme des volontaires, (68% d’entre eux regardaient l’avenir avec optimisme), les solidarités, sa Présidence à l’Assemblée Nationale Consultative, le gouvernement  de gauche (1958-1960) qui a réalisé plusieurs projets, en particulier ceux par Abdellah Ibrahim et Abderrahim Bouabid. Grâce à leur capacité de travail ils ont créé la monnaie nationale et la Banque du Maroc. Ils avaient comme objectif d’assurer la souveraineté économique du Maroc. Tout cela se prêtait à cet optimisme mais il a fallu « renverser » le  Gouvernement A.Ibrahim en 1960… pour que bien des avancées soient remises en cause progressivement.

L’imposture du pouvoir

En 1962, dans  le rapport qu’il présentait  au second congrès de l’UNFP[3], il écrivait : «  un véritable coup d’arrêt a été infligé au Mouvement de Libération Nationale : c’est un coup d’Etat déguisé qu’a subi le Maroc et qui, au lieu de laisser un pouvoir partagé entre les forces populaires qui avaient réalisé l’indépendance et les forces de conservation a opéré un transfert de pouvoir au profit des seules forces antipopulaires. »

Et on peut dire que la promotion populaire tant souhaitée a été « érodée » : bien des efforts depuis 1957 pour l’organisation, l’éducation des masses populaires pour qu’elles puissent être au rendez-vous de l’édification d’une société nouvelle ont été remis en cause dans plusieurs domaines

Deux exemples, de manière très succincte 

Au niveau agraire 

Le projet initial de réforme agraire dans le plan quinquennal élaboré par Abderrahim Bouabid pendant le gouvernement Abdellah Ibrahim (1958-1960) a été détourné de ses objectifs. Pour Ben Barka, la question de la réforme agraire, selon lui,  n’est pas isolée des questions politiques, sociologiques et culturelles. Il faut aussi tenir compte de  « l’attitude des paysans dans leur ensemble et par groupes sociaux vis-à-vis de telle ou telle mesure qu’il faudra entreprendre pour réaliser cette réforme agraire. » Ainsi, toute réforme agraire « devra englober tous ces problèmes. » et ne s’impose pas d’en haut.

Le projet de réforme agraire  inscrivait la commune rurale « comme cellule de base de vie démocratique et  de développement économique » » dira-t-il en 1962 lors de la conférence internationale à Paris sur la réforme agraire. C’était «  comme un instrument de promotion et de libération du fellah [paysan], et de révolution sociale. » L’instauration de la commune rurale, un travail long repose sur un travail d’éducation populaire, qui au fur et à mesure amènera le paysan à prendre conscience de la nécessité de cette réforme car il pourrait « en voir les résultats ». La réforme ne s’impose pas d’en haut.

Si le Plan final, selon lui,  pour une véritable réforme agraire n’a  pris en compte ni les aspirations de  ceux-là même qui ont amené l’Indépendance au  Maroc, ni

la nécessité de l’édification d’une société nouvelle libérée du système colonial, c’est que, précisera-t-il, « le pouvoir n’a pas été pris par les masses qui ont lutté pour cette indépendance. » 

Au niveau de l’Education

En 1965, la circulaire du ministre de l’éducation Belabbes, qui interdisait  l’accès au second cycle des lycées aux jeunes de plus de 17 ans écartait 60 % d’entre eux. Les portes de l’éducation éducative essentielle pour la promotion sociale et le développement seront fermées pour ceux qui n’avaient pas les moyens d’aller à l’école plus tôt.  C’était une remise en cause de l’éducation pour tous qui a conduit les jeunes et leurs familles à descendre dans les rues pour remettre en cause le régime et « écrire en lettres de sang sa faillite » comme l’écrivait en juin 1965 Mehdi Ben Barka. Critique virulente contre le régime quand il écrit: «   Si la majorité de la population est maintenue dans la misère et l’inculture et si en plus, elle voit se fermer devant elle les portes de l’espérance, comment s’étonner que l’impatience prenne le masque du désespoir ».

Indignation, emplois de terme qui font date. Cette expression de colère est proportionnelle à l’enthousiasme, les efforts, l’engagement citoyen  qui ont  toujours animé  celui qui  motivait les uns et les autres et principalement les masses populaires, souvent illettrées ou analphabètes, engagées dans la libération.

Le pouvoir, en la personne principalement du prince héritier, n’a-t-il pas profité de ces premières années pour consolider ses assises sociales,  politiques, militaires comme policières. Il a aiguisé sa politique  de domination par la répression et la soumission au Capital étranger. Il a su mobiliser des cadres pour grossir les rangs de sa gouvernance et détourner dès 1960 différents projets basés sur la participation des masses populaires dans leur élaboration et exécution ?

Face  à cette imposture, ce coup d’état déguisé du Palais, Mehdi Ben Barka ne perd pas espoir. En cette année, il contribue avec Omar Bengelloun à la création de l’Association des Marocains en France qui s’inscrit dans le contexte de l’engagement des marocains dans les combats pour la liberté, le droit, la démocratie et la solidarité internationale mais aussi l’éducation de base. Notons que des marocains en France avaient auparavant participé à la résistance contre le colonialisme. Des cellules seront organisées en 1952 en France : Gennevilliers, Bondy, Clichy, Saint-Etienne.

Rester vigilant

Face à cette imposture, il faut rester vigilant et toujours engagé tout en faisant une évaluation des pratiques passées mais surtout en structurant l’outil politique nécessaire qui remotivera les masses populaires pour la libération économique, sociale politique et culturelle, un outil qui doit  « être l’émanation  des aspirations populaires».

L’outil

La refonte nécessaire de l’instrument politique pour s’articuler aux évolutions des situations et confirmer l’orientation populaire du combat a été soulignée plusieurs fois

  • Il le déclarait  en 1958 devant les cadres et les militants du Parti de l’Istiqlal: « Le devoir nous impose d’agir pour former l’outil nouveau qui créera les héros de la bataille de la construction de la société nouvelle ». La refonte d’un instrument politique pour l’articuler à la nouvelle donne de l’indépendance politique.
  • Il le souligne encore lors du deuxième entretien accordé à Raymond Jean en 1959 à la veille du 1ercongés de l’UNFP. Si « les trois premières années de l’indépendance ont été des années de recherches  en vue d’apporter une solution à ce problème de l’édification», il faut mettre en place l’instrument nécessaire pour y répondre et pérenniser ces efforts.
  • Mais, c’est principalement dans son rapport au second congrès de l’UNFP en 1962 qu’il fait la critique du pouvoir sans ambiguïté, de la  coupure profonde qui n’a cessé de s’aggraver entre le peuple marocain et ses gouvernants.  Selon Mehdi Ben Barka,  les capacités de l’UNFP pour donner une autre alternative étaient encore envisageables si les choix idéologiques et stratégiques étaient clairs et partagés avec tous les militants et la population. Il faut expliquer les raisons qui ont permis cette imposture alors que gauche était aux commandes et Il  insiste sur la nécessité d’une autocritique dont le travail en vase clos, loin des masses populaires en est l’une des raisons. Il faut en tirer des leçons et favoriser l’union des forces de progrès «  La situation actuelle au Maroc » écrira-t-il dans son rapport au second congrès de l’UNFP-page 57 «rend indispensable l’union la plus large de toutes les couches révolutionnaires de la société. Leurs intérêts lointains ne sont pas les mêmes ; mais elles peuvent être unies sur un programme qui soit d’importance nationale ». En juin 1965, dans l’introduction de son rapport pour le second congrès de l’UNFP, dans son souci d’informer et former les militants et les jeunes générations, il écrivait  «  Seule l’explication objective de nos insuffisances, de nos erreurs passées, peut leur permettre de se préparer pour les luttes à venir. »

La dialectique de l’éducation populaire

Ainsi, pour Mehdi Ben Barka, le principe d’éducation populaire n’est pas seulement cette nécessité d’apprentissage de base. Ce principe renferme en lui, cette dialectique à laquelle on ne peut, à mon sens, échapper : ce caractère inséparable entre l’apprentissage, le développement, la démocratie et l’instrument pour y arriver.

Il n’y a pas de développement sans une véritable démocratie et il n’y a pas de développement et de démocratie dans le cas de notre société, sans éducation populaire de base. Et, cela nécessite pour déraciner les fondements de la réaction interne et ses alliés étrangers, « une organisation politique et sociale qui encadre et éduque les masses pour le développement ». C’est l’une des caractéristiques du socialisme scientifique que Mehdi Ben Barka mentionne  en 1962 dans son rapport au second congrès.

La participation citoyenne

 La participation citoyenne est la condition de réussite du développement véritable par le biais d’institutions démocratiques (Assemblées communales…, assemblée élue…).  Et ce,  au-delà de l’élaboration d’une Constitution qui ne résoudra pas nécessairement les conditions des masses populaires. Dans sa proposition au second congrès de l’UNFP, il soutenait que  la Constitution n’était valable que quand elle garantit, entre autre, « la participation de plus en plus large des masses populaires à la gestion publique. Il ne peut être disjoint de la nécessité d’une mobilisation et d’une organisation des masses, qui est d’ailleurs le plus sûr moyen d’imposer cette revendication fondamentale ».

Dans le même état d’esprit, en 1963 devant le rassemblement populaire à Casablanca, il réaffirme « Nous ne sommes pas  de ceux qui vénèrent le système parlementaire qui a montré ses travers dans différentes expériences. »
Une position d’actualité ! Non seulement au Maroc mais dans le monde et nécessite aujourd’hui de mettre la démocratie en question et la « réinventer ».

L’union des peuples

Il savait qu’un pays à lui seul ne pourra pas combattre les visées impérialistes, néocoloniales et leurs alliés internes. Lors de la seconde conférence des Peuples Africains en 1960 à Tunis, il déclare : « Pour répondre à la solidarité coloniale, il faut promouvoir une solidarité des peuples africains qui renforcera notre lutte, à la fois à l’intérieur contre les forces réactionnaires et à l’extérieur contre les manœuvres impérialistes ». Il inscrit  son combat avec autant d’enthousiasme et d’optimisme dans des actions d’union des peuples contre l’impérialisme et le néocolonialisme. L’engagement sans concession de Mehdi Ben Barka a été retracé dans bien des occasions, que ce soit au niveau du Maghreb, de l’Afrique ou d’Amérique Latine.

C’était l’époque de leaders du Tiers-Monde.  Mohamed Harbi écrivait dans la revue  Zamane de juin 2012 :

« Dans le contexte international des années 1960, la place occupée par les nationalistes arabes dans le Tiers-Monde permettait à un dirigeant arabe de prétendre au rôle de chef d’orchestre. Encore fallait-il qu’il ait des capacités d’organisation, de persévérance, la connaissance des rivalités et des frictions dans le Tiers-Monde et aussi le savoir-vivre qui ne faisait pas défaut à Mehdi Ben Barka ». 

Là aussi, il faudra mobiliser les peuples qui viennent d’accéder à l’indépendance par l’éducation populaire. La motivation et l’enthousiasme sont nécessaires : « «  Alors, de crainte »,  disait-il en 1963 à  la conférence de la solidarité des peuples afro-asiatiques- Tanganyika, « que l’indépendance ne recouvre que pauvreté et misère, que la reconnaissance internationale cautionne dépendance et sujétion, il faut dès maintenant donner au mot «développement » la résonance émotionnelle qu’a eu le mot « indépendance ».

Que peut-on dire aujourd’hui?

  • Le combat pour la promotion populaire et la révolution sociale est certes toujours à l’ordre du jour.
  • L’importance en particulier de la lutte contre l’analphabétisme n’est plus la même. Depuis près de 30 ans le rang des diplômés chômeurs  s’élargit.
  • La prise de conscience des populations sur les nécessités de justice et d’égalité se développe de plus en plus au regard de l’accélération des contestations populaires.
  • L’outil pour y arriver devrait-il être modifié et tenir compte de ceux qui revendiquent un combat « autrement » ?
  • La question ne serait-elle pas pour tous ceux qui s’engagent pour la promotion populaire au-delà de la nécessité de leur union certes indispensable, de le faire non pas au nom du peuple mais avec le peuple.

Mehdi Ben Barka a fait ce pari d’avancer avec le peuple. Sa proximité avec le lui, (il leur parlait en Darija) Son combat pour la mise en place des communes rurales, les cellules de base  pour le développement et la démocratie en sont des exemples.

Il n’était pas dogmatique. Pour lui « Le socialisme  comme étiquette n’a aucune signification » et il  ne s’agissait pas de s’affubler de « tous les pseudo-socialismes qui remplissent aujourdhui le continent africain de leurs vacarmes ».

Il était dans l’analyse concrète pour l’édification d’une société libérée et libre. Ses écrits et interventions devraient être pris en compte dans le contexte où ils se sont exprimés mais surtout être actualisés au regard des changements non seulement politiques mais aussi humains et technologiques, au regard de l’évolution des combats que chacun mène pour la dignité humaine. C’est la Mémoire Vivante de Mehdi Ben Barka.

Que l’on approuve ou non les positions de Mehdi Ben Barka et la manière dont il choisit de les réaliser,  on peut affirmer que ses convictions s’articulaient à ses actes. ». «  L’homme n’est rien d’autre que la série de ses actes »Hegel 

L’engagement de Ben Barka pour l’éducation populaire et la promotion sociale, sa proximité avec les populations ont probablement aussi leur origine dans son parcours éducatif et familial propre.

  • La soif d’apprendre et de la partager, date de l’enfance : jeune garçon qui accompagnait son frère à l’école et l’attendait jusqu’à la fin des cours pour qu’en définitive,  le Directeur de l’établissement lui accorde le droit de venir à  l’école. 
  • La détermination d’un combat pour la justice et l’égalité, pour une éducation pour tous est celle de  l’enfant né dans la Médina de Rabat qui a observé ces injustices et les laisser pour compte.   C’étaient les premiers germes de la révolte contre l’injustice sociale et éducative.
  • Des valeurs morales nécessaires : l’effort concluant, le dévouement pour une cause juste, la ténacité ne sont-ils pas portés par un contexte familial : « La maman de Mehdi dans sa grave et intense présence toute de simplicité et d’attention, de dévouement, porte beaucoup d’épreuves sans faillir »  dira d’elle Henryane de Chaponney en décembre 1965.

Je voudrai conclure par un hommage à  Rhita Bennani Ben Barka : présente avec tant d’humilité, dévouée pour un Maroc libre et véritablement indépendant. Rhita qui a  supporté plus de 35 années d’exil non par appartenance politique mais parce qu’elle croyait aussi en la réalisation de ce combat populaire, parce que entre Hassan II  et elle, se trouve le cadavre (la présence de l’absence) de son  mari.

Hayat Berrada Bousta,
29 octobre 2020


[1] – Conférence donnée au Séminaire des Bénédictins à Tioumliline (Azrou) devant des personnalités marocaines dont Maître Abdelkrim Bengelloun, Ministre de la justice au gouvernement A. Ibrahim, l’un des premiers signataires du Manifeste pour l’Indépendance qui a été exilé par les autorités coloniales en 1950 à la frontière Algéro-marocaine et étrangères dont Louis Massignon qui a un parcours très intéressant, passionné par  le Maroc et l’Islam dans sa lecture de Léon l’Africain. Il était  surnommé « le catholique musulman » même s’il était agnostique  à ses débuts.

[2] – Philippe Boniface, était sous –préfet à Casablanca et  faisait ces déclarations 40 ans après la loi sur la laïcité en France.

[3] – Mehdi Ben Barka- « Options révolutionnaires au Maroc- écrits politiques »- Edition François Maspéro- Cahiers libres 84-85