Synthèse du colloque organisé à Paris par l’Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante et l’Association des Marocains en France le 06 avril 2013 « pour la vérité et la justice, contre l’impunité et l’oubli ». En présence, entre autres, de Patrik Beaudoin, président d’honneur de la FIDH; Le haut magistrat Louis Joinet, rapporteur spécial auprès des Nations-Unies sur la question de l’impunité, qui nous a quittés le 22 septembre 2019; Maître Maurice Buttin, avocat de la famille Ben Barka; Maître Abderrahim Berrada qui nous a quittés le 20 février 2022; Maître Abderrahmane Benameur, ex bâtonnier de Rabat.
Il n’est pas si évident de faire une synthèse tant la parole des intervenants et les questionnements et échanges de la salle ne facilitent pas ce travail d’autant qu’anciennement exilée politique, il m’est bien difficile de ne pas dévier vers mes positions personnelles.
Cette journée, deux mois jour pour jour après l’assassinat, alors qu’il sortait de son domicile, de Belaïd Chokri ce démocrate tunisien qui s’est battu pour toutes les libertés dont la liberté de conscience, nous rappelle l’assassinat de Omar Bengelloun le 18 décembre 1975, à la porte de son domicile.
La vigilance nécessaire contre l’oubli quels que soient le lieu et le temps où la barbarie s’utilise s’impose à tout démocrate.
C’est le thème de cette journée qui donne à ces assassinats, ces disparitions, ces enlèvements comme celui emblématique de Mehdi Ben Barka, leur dimension de souffrance partagée comme nous l’a montré la projection ce matin, et nous interpelle aussi sur le sens même des droits humains, de Vérité, de Justice, de nos regards croisés sur le passé et le présent, sur nos convictions diverses, des sujets largement débattues cet après-midi tels que les questions d’impunité et de justice transitionnelle à travers le cas concret de l’IER. Ces questions sont inhérentes à la notion de démocratie : « Toute démocratie qui ne répond pas de manière rapide et efficace aux besoins nécessaires et urgents des masses populaires n’est qu’un masque pour maintenir le système d’exploitation et renforce les intérêts de l’impérialisme et la réaction. » disait Omar Bengelloun
Patrik Beaudoin, président d’honneur de la FIDH a fait l’ouverture de cette journée en affirmant que les démocrates français espéraient, suite au décès de Hassan II, un changement et une volonté de vérité et justice. Ils ont été déçus. Il a en outre, rappelé non seulement la situation inhumaine dans laquelle se trouvent les réfugiés subsahariens dans le Nord du Maroc mais aussi, les violations des droits humains, les tortures endurées par les prisonniers sahraouis indépendamment des convictions de chacun sur la question du Sahara.
C’est dans ce cadre que cette matinée présidée par Solange Barberousse a été le moment de nous pencher sur la situation des droits humains au Maroc, depuis l’indépendance et de nous remémorer des crimes odieux encore impunis et qui suscitent cette réflexion : Quels changements au Maroc depuis les années de plomb ? Quelles perspectives de lutte pour éradiquer ces violations flagrantes des droits humains.
Mohamed Rebaa, anciennement exilé politique et ancien député vert des Pays Bas, a tenté de donner aussi une approche des fondamentaux de la monarchie marocaine: une monarchie absolue basée sur l’inculture et l’instrumentalisation de la religion pour le contrôle et l’asservissement du peuple marocain. Pour se maintenir, selon Rabaà, il fallait désagréger la société en instrumentalisant non seulement les croyances , la religion mais encore des traditions d’un autre siècle comme l’allégeance…Un système de déni de la réalité comme cela a été observé lors de l’interview du premier ministre islamiste A. Benkirane en février 2013 dans laquelle il niait la torture et l’existence de prisonniers d’opinion du mouvement du 20 février.
Pour Mohamed Rabaà, c’est une monarchie qui jongle sur une façade démocratique et une répression farouche interne. L’accent a été aussi mis sur les liens qu’entretiennent les pouvoirs occidentaux avec la monarchie marocaine et l’attitude conciliante du président français lors de sa dernière visite auprès du roi Mohamed VI quand il déclarait que le Maroc était un pays « stable » sans s’interroger sur les violations des droits humains.
Maurice Buttin, avocat de la famille Ben Barka a affirmé le rôle incontestable de la France et la responsabilité du roi Hassan II dans l’enlèvement du leader marocain. Selon lui, il n’y a, des deux côtés, aucune volonté pour dévoiler la vérité d’un enlèvement qui a marqué l’histoire de la France. Malgré 40 années de combat juridique, ce crime n’est toujours pas élucidé. Me Buttin a rappelé les conditions politiques et historiques dans lesquelles cet enlèvement eut lieu ainsi que les efforts et ses travaux et ceux du Juge Ramaël. Les présumés coupables sont identifiés et un refus catégorique est imposé pour qu’ils soient entendus par le juge. Il n’y a pas de volonté pour dévoiler la vérité alors que MVI avait déclaré le contraire.
Mahmoud-Omar Bendgelloun, neveu de Omar Bendgelloun, a clarifié que les responsables islamistes de l’assassinat de son oncle ont été désignés et incarcérés mais ils ont été outillés par le régime. Il y eut, selon lui, travestissement de la vérité. Il a aussi actualisé la situation au Maroc en nous donnant un aperçu des mouvements de protestation actuels en particulier les manifestations pacifiques du Mouvement du 20 février ainsi que la répression qui s’est abattue sur les manifestants.
Pour faire suite à l’intervention de Omar Mehmoud Bengelloun, des précisions ont été rappelées, par la salle, sur les positions de Omar Bengelloun sur le Sahara Occidental qui auraient été les raisons, entre autre, de son assassinat.
Rappel sera fait des conventions signées par le Maroc sans les ratifier » comme c’est le cas de la Convention contre les disparitions forcées signée par le Maroc en 2012 mais pas ratifiée. Alors qu’au Maroc, il y a encore des disparitions forcées ; la convention pour l’égalité des droits femmes-Hommes.
Soad Frikech, présidente de l’AMF a rappelé les relations de la France avec le Maroc qui explique l’indignation des vrais démocrates en France. Mais aussi avec les Etats-Unis, vue la place géopolitique du Maroc.
La rétrospective de ce matin a mis en évidence un système que l’on peut qualifier de machiavélique à entendre certains points de vue. Perdure-t-il aujourd’hui ? Certaines interventions dans la salle nous portent à y répondre par la négative. D’autres mettent l’accent sur ce machiavélisme institutionnalisé hier et qui prendrait aujourd’hui de nouvelles formes et dont, du moins, les retombées font encore partie du système ?
Ce qui légitime cette interrogation : de quelle transition démocratique s’agit-il au Maroc, peut-on parler de justice transitionnelle, quelles sont les bases juridiques de l’impunité. Ce fut l’essentiel de l’axe de l’après-midi.
Louis Joinet, rapporteur spécial auprès des Nations-Unies sur la question de l’impunité a présidé, l’après-midi, les interventions et débat autour des questions de justice transitionnelle et d’impunité.
- Pour Abderrahim Berrada, avocat et défenseur des droits humains et d’un nombre important de détenus au Maroc dont Abraham Serfaty, a donné les fondamentaux des principes de justice transitionnelle mais aussi les prémisses d’une justice transitionnelle permettant une transition démocratique. Pour lui, il serait absurde de parler de justice transitionnelle dans le cas marocain car l’impunité est toujours institutionnalisée et ouvre la voie vers la récidive. Et de rajouter que la transition implique une rupture avec l’ancien régime. Ce qui n’est pas le cas. Il n’y a eu ni justice sanctionnant les auteurs de ces crimes, ni recherche véritable de la vérité.
Ceci, malgré la mise en place en 2004 d’une instance Equité et Réconciliation dont l’action était limitée et qui, en n’autorisant pas l’identification et la poursuite des responsables, a laissé les coupables impunis. De plus, ses recommandations n’ont pas été prises en compte, laissant les familles des victimes de disparitions forcées entre promesses et désillusions.
Partant du sens de l’impunité qui « s’illustre dans le fait que l’individu a qui commis une infraction ou plusieurs infractions bien déterminées, ou celui qui participe à ce fait (complice), reste soustrait à toute punition», Maître Abderrahmen Bennameur affirme que la justice au Maroc n’est ni indépendante, ni impartiale et que l’institution royale domine tous les pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) sans oublier l’extension de cette domination dans les domaines (religieux, militaire et économique).
Il a cité plusieurs infractions dont celles à l’encontre des personnes tel que l’enlèvement – la disparition forcée – la torture – l’assassinat – faire disparaître un cadavre d’une personne victime des affres de la torture, ou mort par suite de coups et blessures – commettre sur un cadavre un acte quelconque de brutalité ou d’obscénité.
Me Benameur affirme que le Maroc a connu ces infractions dans le passé, et elles sont toujours présentes sur son sol.
Pour qu’il y ait impunité, il faudrait qu’il y ait impartialité et séparation des pouvoirs et, surtout, la recherche de la vérité et la justice. Un exemple d’impartialité : le droit de grâce qui est une attribution de tous les chefs d’état. Il revêt au Maroc une spécificité : ce n’est pas un droit de grâce après une condamnation, mais avant et à n’importe quelle étape de l’enquête avant la proclamation de la sentence
- Avant de donner un inventaire des actions de l’IER, Mustapha Mejdi a retracé le contexte politique de sa création. En 1993, le Maroc ratifie la Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. (ce qui ne veut pas dire qu’il l’applique). C’est à cette période que fut créé le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, les prisonniers politiques libérés, le retour des exilés. Le Forum Marocain Vérité et Justice créé le 8 novembre 1999, revendication essentielle, la vérité, l’indemnisation des victimes et la justice à savoir la lutte contre l’impunité et avait publié une première liste de tortionnaires mettant en cause les piliers du régime dans les actes de tortures. Ils ne seront jamais poursuivis. En avril 2004 création de l’IER dont « les attributions ne sont pas judiciaires et n’invoquent pas la responsabilité individuelle dans les violations ». Elle avait pour mission d’établir la vérité, en particulier sur les disparitions forcées et d’émettre des recommandations pour prévenir de nouvelles violations des droits Humains et en garantir la non répétition.
Pour illustrer la question de l’impunité et la volonté de tourner la page, Mustapha Mejdi revient sur l’affaire Benbarka et rappelle la position de Abdelaziz Bennani, membre de l’IER qui affirmait en 2006 que l’IER en 2004 admettait que l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka relevait de sa compétence tout en mentionnant des présomptions de la responsabilité de l’Etat marocain.
Les débats de cet Après-midi, autour des exemples de deux des fondateurs principaux de l’AMF comme l’a rappelé Soad frikech lors de ses remerciements ne font pas oublier que la liste des disparitions forcées est bien longue comme celle de Houcine Manouzi, syndicaliste enlevé à Tunis en 1972.
Dévoiler la vérité nécessite de désigner les coupables et lutter contre l’impunité. Si on ne désigne pas les coupables avec qui les victimes, et avec eux tout un peuple, vont se réconcilier ? Ceux qui ont torturé avec zèle en dehors de toute légalité, doivent rendre compte de leurs crimes. Ceux qui ont fait disparaître des innocents doivent nous dire la vérité sur ce qui s’est passé. En quelque sorte, exprimer ses souffrances sans avoir le droit de nommer les responsables qui les ont infligées est, comme le dit Abderrahim Berrada, un leurre…pour faire croire qu’il y a une volonté politique pour la recherche de la Vérité.
La question est de savoir si la mise en place de l’IER avait pour objectif de mettre en avant une réconciliation nationale, présenter les acquis comme des signes d’une transition démocratique se déroulant sans violence et sans heurts.
Mais, en admettant le principe d’un contrat social basé sur le passage à un Etat démocratique suivant un consensus pacifique encore faut-il que ce processus soit réel et sans retour aux méthodes du passé, que la volonté politique, morale et éthique de tous les acteurs soit conséquente, que les actes des uns et des autres soient à la hauteur de l’Histoire.
L’Histoire d’un peuple n’est pas un tableau sur lequel on peut écrire et effacer à sa guise. C’est la destinée de tant de générations dont l’énergie ne doit et ne pourra être consumée dans les futilités d’un quelconque jeu de pouvoir des uns et des autres. Il s’agit de l’avenir de tout un peuple qui aspire à vivre en paix, en harmonie avec lui-même, et de connaître la prospérité et la justice sociale. C’est le sens même de la justice transitionnelle.
Le combat pour la justice et la vérité n’est pas une bataille syndicale ou corporatiste c’est essentiellement un combat politique pour l’instauration d’un Etat de Droit. Faire abstraction de cette donne de notre Histoire collective et la réduire à une réconciliation qui reste à définir est certes un leurre devant Histoire.
Où en est l’Etat de droit au Maroc ?
A écouter les diverses interventions, on est bien loin du compte. Même si on n’a plus vécu les atrocités, les signes de cette réémergence apparaissent aujourd’hui si l’on se réfère au déni de vérité du premier ministre A.Benkirane qui contredit le rapport de Juan Mendez sur la torture et les déclarations d’Human Rights Watch. Dans son rapport annuel 2012, Human Rights critique le soutien de l’Occident à la monarchie marocaine estimant que la situation des droits humains au Maroc reste préoccupante.
On est alors interpellé sur les perspectives pour cette lutte nécessaire contre l’impunité qui nous concerne tous que l’on soit victime ou pas car, comme cela a été dit, la lutte contre l’impunité a pour finalité, la non récidive.
Différentes prise de parole ont souligné, parallèlement à cette violence, la résistance des militants des Droits Humains, leur vigilance malgré l’intimidation, l’humiliation et l’omerta entretenue sur leurs actions. Plusieurs intervenants ont mentionné les manifestations quasi quotidiennes dans les grandes villes comme les villages oubliés, ceux du « Maroc dit inutile ».
Pour conclure
Mutapha Mejdi citait en début de journée un écrit de prison de Saïda Menbhi, décédée en prison le 8 décembre 1977.
Permettez-moi de citer le jeune Younes Benkhdim, le poète du peuple, alors qu’il était encore incarcéré suite aux manifestations du Mouvement du 20 février (il vient de sortir de prison il y a une semaine après un an d’emprisonnement).
En réponse à l’interview de A. Benkirane il écrivait :
« Réprimez, enlevez, torturez, tuez, fabriquez des dossiers d’inculpations selon ce que votre conscience vous suggère.
Tant qu’existent l’exploitation et l’injustice sur cette terre résistante, il y aura toujours des voix qui se soulèveront pour réclamer la liberté… »
« Les droits de l’homme est un garde – fou contre la barbarie » disait Louis Joinet en 2012.
Oui, et la barbarie a plusieurs visages : celui des années de plomb qui ont vu des enlèvements, des morts dans les fosses communes des bagnards de Tazmamart et celui de ces années-là 2000 où elle se présente acidulée et vitrine pour l’étranger. Une barbarie où insidieusement on humilie, on dénigre jusqu’au suicide par le feu.
Ce que l’on peut retenir de cette journée : au nom des principes fondamentaux des droits humains, ceux d’universalité, de globalité et de totalité, Il ne peut y avoir de relativisme en barbarie… au risque de voir la réémergence des violations massives des droits humains.
Hayat Berrada-Bousta,
6 avril 2013