Justice et Droit à travers le prisme de la justice transitionnelle – 5 novembre 2022

L’Institut Mehdi Ben Barka- Mémoire Vivante avait organisé le 5 novembre 2022 une journée en hommage à « l’infatigable avocat et militant des Droits Humains », Abderrahim Berrada, disparu le 20 février 2022.
Une journée où se sont succédé amis et avocat, ceux qui le connaissaient et qui étaient venus du Maroc. Ceux qui avaient connaissance de sa trajectoire. Plusieurs interventions d’amis et avocats le matin et l’après-midi . Une brochure a été publiée à cette occasion par l’Institut Mehdi Ben Barka regroupant témoignages de ses amis au Maroc comme en France.

Pour aborder  les questions relatives aux  fondamentaux et exigences de la Justice transitionnelle,  je me réfère principalement à l’intervention de Abderrahim Berrada en avril 2013 lors du Colloque à Paris  à la mémoire de Mehdi Ben Barka et Omar Benjelloun. « Les violences politiques au Maroc, pour la vérité et la justice, contre l’impunité et l’oubli.»  Pour la Vérité et contre l’impunité. Abderrahim intitule son intervention « La justice transitionnelle comme mécanisme de réconciliation : le cas du Maroc ? ».
Ces éléments nous interrogent aussi sur le rapport de la Loi et du Droit.

Mais, comment ne pas partager avec vous, en ce jour d’hommage,  mon ressenti à partir de ses écrits d’homme libre, moi qui, malgré ma présence dans le même arbre généalogique ne le connaissais que si peu. Mais, qu’est-ce que le lien de sang face aux liens de vie ?

La gravité des crimes commis avant une transition en particulier après des épisodes de guerre, ont conduit à développer des procédés pour en tirer les conséquences. L’étude de la problématique de la justice durant la transition s’est développée depuis près de 35 ans[1] pour s’intéresser aux violations internationales des droits humains, du droit international. Ces mesures recouvrent 3 impératifs : le droit à la justice, le droit à la vérité et le droit à obtenir réparation. Elles sont une condition préalable à  l’établissement d’une société pacifiée.

Une fois que les fondements de la justice transitionnelle ont été identifiés, on ne peut pas faire l’impasse sur ce qu’ils recouvrent au regard de leur respect au niveau international : Où en est la loi dans la reconnaissance des droits ? Pour qui ? Quelle démocratie ? Quelle justice ? Quelle paix ?  

Qu’en est-il au Maroc ?

Selon Abderrahim Berrada, ceux qui défendent la thèse d’une justice transitionnelle au Maroc avancent le fait que la justice institutionnelle qui désigne le travail fait par les tribunaux pour dire le droit de  ceux qui s’adressent à eux « selon un mécanisme technique qui doit respecter les  impératifs du « procès équitable » : droits de la défense assurée par des avocats indépendants. Cette justice institutionnelle déclare les tenants de cette thèse,  est impossible à obtenir. Et, ils mettent en avant que seul un mécanisme non  juridictionnel de substitution peut permettre la réconciliation  avec les victimes : ils n’expliquent pas pourquoi la justice institutionnelle est incapable de le faire. Et, surtout en quoi consiste-t-elle, cette justice de substitution ?

Il n’y a donc aucun  mécanisme procédural pour que justice soit faite au Maroc, pays qui a connu un grand  nombre de victimes et d’atrocités ? Le régime marocain a choisi de passer outre ce mécanisme. Pourquoi? C’est que, dira-t-il, «  les deux mots constituant ce concept,  à savoir la rupture qui fonde la transition  et la justice qui accompagne celle-ci,  font problème. » 

Il n’y a pas eu  de rupture au Maroc. Mohamed VI avait lui-même déclaré qu’il s’inscrirait dans la continuité de son père.
Pas de justice, non plus.

C’est  dans la constitution marocaine qu’il faut pointer ce qui fait problème. Cette Constitution sacralise le pouvoir absolu du Roi qui seul possède la légitimité en se dotant d’une simple façade démocratique. L’article 19, dit-t-il, « est une constitution au sein de la Constitution(…). L’accès au pouvoir à savoir l’accès aux  prérogatives étatiques se fait par voie successoral. »

Les soi-disant évolutions dans la  réforme constitutionnelle en juillet 2011 n’ont pas été décidées volontairement par Mohamed VI. Il a été acculé à le faire face aux colères de la rue « comme réponse chirurgicale et urgente (…) aux clameurs progressistes du Mouvement du 20 Février».  Ces évolutions minimes n’étaient que supercherie dira Abderrahim « si on ne se laisse pas duper par ses dorures et sa féconde rococo ».

Une supercherie jusqu’à prétendre comme l’annonce Mohamed VI que le Maroc est une Monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale. Certes, une monarchie qui a une constitution mais démocratique, parlementaire, à savoir un régime politique fondé sur une collaboration entre le législatif (le Parlement) et l’exécutif (le Gouvernement), respectant la séparation des pouvoirs, alors qu’« au Maroc, l’exécutif véritable est exercé par  le roi, le gouvernement  assurant plutôt la marche de l’administration ». C’est la manifestation du ridicule volontaire au regard des réalités de gouvernance! Atteintes flagrantes aux droits humains politiques et  sociaux, contraires à une transition pour asseoir si ce n’est que plus de justice. Et que dire d’une monarchie sociale ?

La liberté d’expression : le code de la presse  de 1958 (plusieurs fois amendé) est verrouillé par l’article 41 : quiconque «  offense le Roi les princes et princesses royaux est incriminé ». Il en est de même, pour  toute « atteinte à la religion  islamique, au régime monarchique ou à l’intégrité territoriale ». Ces délits ont conduit à la condamnation des publications indépendantes et de certains de leurs directeurs. Quant à la liberté de manifester, elle continue d’être violée par l’Etat.

Au niveau des droits humains, ce n’est que continuité des atteintes : tortures des détenus de Guantanamo envoyés par les USA en 2001. Disparitions et tortures de suspects suite aux attentats de mai 2003 et « souvent sans le moindre rapport avec les faits ».
Et ajoutons, en 2017,  la répression sauvage du Hirak, ce Mouvement de contestation qui a soufflé sur tout le Maroc en se prolongeant dans plusieurs villes oubliées et marginalisées du Nord au Sud. Le Maroc « inutile ».

– Quant à une constitution sociale.  La réalité la plus mar­quante reste toujours celle de la juxtaposition du monde de la pauvreté quasi-absolue et du monde  de la richesse et du luxe étalés au grand jour. Parler de constitution sociale est « une insulte à l’espèce humaine » dira Abderrahim en 2005 lors du colloque à Paris  « Violences politiques, vérité et justice : une brèche au Maroc ? »[2].        

Mais, précise Abderrahim parler de rupture et de transition ne signifie pas nécessairement  qu’il y ait justice. Une situation nouvelle «  ne se suffit pas à elle-même » Cela dépend du type de changement. C’est ce qu’il nomme «  fausses ruptures dans certaines situations ». Exemples :

  • Un coup d’Etat par un militaire dictateur : exemples africains.
  • En Espagne, Franco arrache le pouvoir aux Républicains en 1939 : une république est chassée par une dictature militaire à la suite d’une guerre civile.
  • Une dictature religieuse succédant à une dictature civile : le Chah et  Khomeini.
  • Une révolte populaire « appuyée » par des forces étrangères : Irak, Libye et qui conduit à un blocage et au chaos…

Dans ces exemples, il n’y a pas de transition vers la construction d’un « régime respectueux des droits de l’Homme, un régime démocratique. »

Dans le cadre de la justice transitionnelle, dira Abderarhim, pour obtenir justice il faudra « agir à l’un des trois niveaux d’exigence concevables ». 

1-Premier niveau , est celui de juger et condamner tous les responsables reconnus coupables de  violations des droits humains à quelque niveau de responsabilité qu’ils aient et de mettre les moyens nécessaires, humains et matériels,  pour y parvenir.

2- Deuxième niveau,  est de juger tous ceux qui doivent l’être  mais limiter l’exécution des condamnations aux seuls responsables de haut et  moyen rang.

3- Le troisième niveau, niveau minimum, est de mettre en place une commission vérité pour interroger tous les responsables de violations des droits humains et de  « les confronter avec leurs victimes, évidemment avec une  totale liberté de parole pour tous ». « Une justice éthique ».

Pour avoir un effet, ces exigences doivent être « enrichies de mesures d’accompagnement indispensables pour permettre que les pages noires du passé soient tournées ».

  • Le Roi doit prononcer un  discours solennel, proclamant  que l’Etat  de Hassan II a  commis des crimes d’une particulière gravité envers le peuple marocain.
  • Ouvrir les lieux d’horreur, des lieux de Mémoire aux journalistes, étudiants- chercheurs.
  • Ecrire l’histoire des années de plomb et l’inscrire dans les programmes scolaires et universitaires.
  • Rétablir la vérité sur les disparitions forcées et remettre aux familles leurs dépouilles pour qu’ils puissent faire leur deuil: Mehdi Ben Barka,  Mohammed-Mahmoud Bennouna,  Abdellatif Zeroual et bien sûr Houcine Manouzi.
    Le dernier communiqué de la famille Manouzi affirme  : « il n’y a pas de réconciliation sans annonce de la vérité, et pas de justice sans adoption d’une véritable justice ».
  • Une indemnisation équitable et digne de toutes les victimes.

Au centre de ces choix, la lutte contre l’impunité.  « C’est le baromètre qui nous permet d’affirmer qu’il y a réconciliation après la conciliation. »

Le minimum d’exigence à l’instar de la « commission Vérité » instaurée en Afrique du Sud à la fin de l’Apartheid », n’a pas été retenu.

Mais le pouvoir  a mis en place un mécanisme  de prétendu règlement des atrocités : l’Instance  Equité et Réconciliation en 2004, « dont les thuriféraires  ont présenté le travail comme un exemple de  justice transitionnelle. Un abus de langage ».

Présenter l’I.E.R, comme  un exemple de justice transitionnelle n’est pas seulement, dit-il, «  une malhonnêteté intellectuelle » mais une offense aux victimes. Chacune d’elles a eu le droit de dire son vécu « en s’interdisant de divulguer le nom de  ses bourreaux. »

Mais l’IER s’est octroyée le privilège de la propagande, le spectacle, émissions de télé, conférences à l’étranger pour convaincre l’opinion internationale, du changement démocratique au Maroc. Le rapport d’activités qu’elle avait par la suite publié ne fait aucune mention des secrets des services de sécurité. Les membres de l’IER ont accepté « cette parodie de justice transitionnelle» alors qu’ils avaient « le devoir d’exiger,  avant d’accepter leur mission, (…) que les pouvoirs d’investigation les plus larges leur  soient reconnus. »

Non  seulement l’exigence a minima d’une justice transitionnelle a été détournée de son objectif principal,  mais le régime, par des voix du Conseil Consultatif des Droits Humains (CCDH) légèrement modifié en 2011, en actuel Conseil National des Droits Humains (CNDH), a permis des attaques contre ceux qui critiquaient ce concept de justice transitionnelle au Maroc et sur l’IER.

Cette instance officielle qui prétend rechercher la réconciliation avec les victimes des violences  de l’Etat s’est permise « avant même d’adresser la parole à ces victimes, de les  attaquer par des accusations aussi gratuites qu’obscènes ? »

Il n’y a ni justice, ni transition quand perdurent les violences physiques et verbales.  «  Pour être digne de respect, dira-t-il,  la justice ne doit jamais perdre sa fibre humaine ». 

Difficile d’y parvenir dans un Etat qui depuis des siècles perpétue le non droit et les atteintes à la dignité humaine.

Mais, au-delà du Maroc, cette fibre humaine, cher Abderrahim, intrinsèque aux droits humains n’est-elle pas parfois au-delà de la loi. Même dans le cadre d’un Etat de Droit, dans un système parlementaire qui est certes une avancée en matière de justice, la loi indispensable dans la gestion de toute société ne rejoint pas nécessairement les droits humains.

Si la loi permet de maintenir un certain équilibre entre droits et devoirs, est-elle toujours à l’écoute des droits ? Quelle  place laisse la Loi aux droits  pour avancer vers ce principe fondamental : une justice pour asseoir une démocratie,  garante de liberté et des droits des minorités.

«  La liberté, c’est le droit; la société, c’est la loi «  écrivait en 1852, Victor Hugo, avant son bannissement après le coup d’Etat de  Louis Napoléon Bonaparte qu’il surnommait « Napoléon le Petit »[3]. Il ajoutait : «  Toute l’éloquence humaine, dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci: la querelle du droit contre la loi. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée.

Cessera-t-elle un jour ? Probablement dans l’équilibre entre droit et Loi, en tenant compte pour chaque situation du principe de proportionnalité. Des Mouvements de contestation, de désobéissance civile sont en partie des exemples de manifestation du droit pour que la Loi en tienne compte et tente d’avancer vers cette apogée de civilisation qui donnerait à la démocratie et à la liberté leur plénitude.

Cependant, l’existence même du concept de justice transitionnelle reste un acquis, même s’il est dévoyé par des pouvoirs liberticides mais aussi par ceux qui, au nom »d’ingérence humanitaire » (qui n’a d’humanitaire que le nom), voudraient masquer leur nouveau colonialisme et leur domination abusive.
Il  nous permet d’avancer chaque pas dans ce long parcours vers une civilisation où l’Humain est au centre de toute préoccupation. Chaque acquis arraché pour la justice grâce aux différentes luttes contre une politique liberticide et méprisante envers le peuple et les peuples permet d’ouvrir la voie vers cet « apogée ».
Mais ces acquis ne sont pas une finalité et la vigilance reste de rigueur contre les déviations, les opportunismes et instrumentalisations de tout genre.

Comment parcourir ce chemin ? Comment ne pas  s’indigner quand on constate que cette fibre humaine est éclaboussée sous le toit de l’hypocrisie, ici, l’hypocrisie du slogan d’une justice transitionnelle et ailleurs l’hypocrisie des « défenseurs de la démocratie » qui bafouent le droit international qu’ils ont eux-mêmes instauré en manipulant une justice à deux vitesses. Leur soutien et silence sur les exactions commises par Israël envers les Palestiniens en est un exemple.

Dans ses interventions,  Abderrahim exprimait son indignation contre l’injustice et le non-droit. Une juste colère. Dans ses écrits, depuis les années 80, dans la revue Kalima , ironie et sarcasme reflètent cette indignation. Il l’écrivait et le disait sans faux-semblant, ni  « politiquement correct ».

Abedlfettah Fakihani, un des fondateurs d’Ila Al Amam,  qui nous a quittés le 17 juin 2009, a été emprisonné pour délit d’opinion pendant 14 ans, de 1975 à 1989. Dans son livre  publié en 2005 « Le couloir-Bribes de vérité sur les années de plomb», il rappelle : « Abderrahim avait crié, lors de sa plaidoirie  face au juge qui ne faisait plus la différence entre le rôle de l’accusation et celui de la Cour » : « Attahdid  La Youfid » « Menacer ne sert à rien ».

Mais Abderrahim  avait, aussi,  un ton émouvant (qu’il nous transmettait souvent) quand il intervenait. En se remémorant les crimes perpétrés contre un grand nombre de militants, les détentions, tortures, assassinats, disparitions forcées, il se demandait: « quand érigera-t-on un Mémorial pour nos chers disparus, assassinés… ? Ils sont si nombreux. »

De ton ciel d’où tu nous regardes en compagnie de tes plus chers frères, amis et compagnons de lutte,  je souhaiterais te dire : « Un jour cela se fera ».  Et comme le chante Jean Ferrat à ceux qui pensent que cela ne se fera pas et veulent que cela  ne se fasse pas :

« (…)  Ne tirez pas sur le pianiste
Qui joue d’un seul doigt de la main
Vous avez déchiffré trop vite
« La musique de l’être humain ».
Et dans ce monde à la dérive
Et dans ce monde à la dérive
Son chant demeure et dit tout haut
Qu’il y a d’autres choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo(…)» 

Cela se fera pour rendre justice à tous ces sacrifices.

Cela se fera pour garantir les fondamentaux d’une justice transitionnelle : Le droit à la vérité – Une justice réconciliatrice. Pour que vérité et justice ne soient pas que de vains mots.

Cela se fera pour la Liberté. Pour que celle-ci  «   acquière enfin droit de cité, il faut que s’élèvent, jour après jour, des voix nouvelles pour la chanter. Comme on chante l’amour » .

Face à ceux qui veulent nous aliéner, cette belle envolée lyrique que tu as inscrite en conclusion de ton texte «  Garde à vue – Garde à vie » me fait penser à ce qu’écrivait Abu Hazm  sur l’amour dans son poème « le collier de la colombe », « Quiconque en est atteint ne souhaite pas de guérir ; qui en souffre n’en veut pas être libéré ». Veut-on guérir de ce désir de liberté ?

C’était en 1022, un millénaire avant ta disparition en 2022.

Une utopie, probablement.  Pour que ce désir de liberté  ne décline totalement.  L’embrasser, cette utopie,  nous permet marche après marche, acquis après acquis, de  ne pas baisser les bras pour la vérité comme le font les familles des disparus.

A nos générations présentes et futures, il n’y a pas « d’autre choix que de  continuer la lutte. Pour la rupture. Pour la justice. En un mot : pour la dignité » fut la conclusion de ton intervention sur les mécanismes de la justice transitionnelle.

Au revoir, Abderrahim et Merci pour ta présence

Hayat Berrada Bousta
5 novembre 2022


[1] –  L’expression est récente et n’aurait été utilisée pour la première fois qu’en 1988 au cours d’une conférence à Aspen.

[2]- Intervention  Mai 2005 « Violences politiques, vérité et justice : une brèche au Maroc ? »        

[3]- Pamphlet de Victor Hugo contre Napoléon III qui suite à son coup d’Etat de 1851, va conserver son pouvoir. Nommé empereur de France en 1852